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la pauvreté.

Depuis quelque temps M. Auricourt était menacé de la ruine, et sa santé s’altérait de jour en jour par l’inquiétude que lui causait le sort de sa fille.

Ce soir-là, lorsque Géraldine alla comme d’habitude souhaiter le bonsoir à son père, elle le trouva la tête appuyée dans ses mains, plongé dans une méditation amère.

— Cher père, dit-elle, tu es triste, et moi, ta fille ingrate, j’ai été heureuse ce soir.

Sois heureuse, mon enfant, et je serai content, ce qui seul pourrait m’attrister serait de te voir perdre ta gaieté. Va maintenant te reposer et te bercer de songes joyeux que comme toi, j’ai eu à ton âge.

Rassurée par ces paroles, la jeune fille embrassa son père, et se retira pour continuer dans son sommeil les rêves de bonheur que l’on fait à vingt ans.

CHAPITRE XVIII
un coup de foudre.

— Madeleine, mon cheval est-il sellé, demandait quelques jours plus tard, Géraldine, qui vêtue d’une jolie amazone bleue, se tenait sur le seuil de sa chambre.

— Oui Mademoiselle, François vient de l’amener devant la porte.

— Alors c’est très bien, je descends.

Et joignant l’action à la parole, elle arriva au dehors, sauta légèrement sur son cheval, puis se retournant vers le domestique qui se tenait respectueusement à quelque distance, elle lui dit.

— Si mon père revient avant moi, prévenez le que je ne serai pas ici avant six heures, afin qu’il ne s’inquiète pas.

Puis donnant un coup de cravache à sa monture elle disparut bientôt.

La jeune fille aimait les périls, son âme se plaisait aux émotions du danger ; aussi n’était-ce pas dans les chemins sûrs qu’on la voyait passer ; c’était sur les hauteurs, les plus élevées, qu’on l’apercevait, dans les sentiers remplis d’affreux ravins qu’elle faisait franchir à son cheval ; ou bien, elle s’enfonçait dans la profondeur de la forêt la plus épaisse, et là laissait flotter les rênes de sa monture et son imagination ardente.

Après s’être promenée ainsi longtemps dans la campagne, Géraldine arrêta soudain sa monture, elle se trouvait au bas de la grande côte par laquelle on arrive à l’ancienne Lorette. Un splendide panorama se déroule à sa vue, et ce sont les beautés de la nature qu’elle veut un instant admirer.

Au fond du tableau apparaît la chaîne des Laurentides, dont les cimes bleuâtres se perdent dans l’immensité du firmament, que les derniers rayons du soleil couchant semblent avoir changé en un ciel de feu, puis au pied des montagnes se déroule une nappe de verdure éblouissante, que tranche subitement de ses eaux cristallines, un limpide ruisseau, où viennent se mirer les grands peupliers et les saules pleureurs.

D’un côté, des plaines fertiles dont la jeune moisson plie la tête aux approches du soir comme pour saluer le crépuscule qui s’avance. De l’autre, une forêt épaisse, où de temps en temps, un oiseau sauvage vient s’abattre en agitant l’air de ses ailes.

Géraldine ressentait un bonheur indéfinissable à contempler ce tableau ; il y avait quelque chose dans la nature qui lui murmurait :

Tu es jeune, tu es belle, tu es aimée. Tout ici semble avoir été créé pour t’inviter à sourire ; livre ton cœur à la joie.

Ne vous est-il jamais arrivé, lecteurs, d’éprouver un de ces moments de bonheur sans cause ?

Redoutez-le, car il est l’avant-coureur d’un malheur ; il ne semble naître que pour nous faire regretter plus amèrement tout ce que l’instant d’après nous fait perdre.

Pauvre Géraldine, crains cette joie funeste, bientôt la vie pour toi ne sera plus qu’au tombeau où vont s’ensevelir toutes tes espérances. Chasse ce sourire qui entrouvre tes lèvres, bientôt les larmes creuseront tes yeux si beaux.

Ne vois-tu pas que le ciel se couvre d’épais nuages, n’entends-tu pas le vent gémir au loin ? Non, un voile d’azur te cache l’avenir, et le cœur tranquille, tu reprends le chemin de ta demeure. C’est là, c’est là que le deuil t’attend.

Un domestique vient au-devant de la jeune fille, en l’apercevant, Géraldine jette un cri.

— Comme vous êtes pâle, François, qu’avez-vous ?

— Mademoiselle, dit-il, en tremblant, j’ai des mauvaises nouvelles à vous apprendre, mais soyez calme, tout n’est pas encore perdu.

— Ô ciel, un malheur, mon père, Robert, parlez parlez, je meurs, s’écria-t-elle, sentant ses forces l’abandonner.

— C’est M. Auricourt qui vient de tomber, on craint l’apoplexie.

Géraldine ne l’écoute déjà plus, elle gravit les marches du perron, s’élance en courant dans la maison, et arrive dans la chambre du docteur ; mais ce qui s’offre à sa vue la cloue sur le seuil ; son père pâle et livide est étendu sur son lit, Robert est auprès de lui. En apercevant sa fille, le docteur lui fait signe d’approcher, déjà la parole lui est difficile. Géraldine vient tomber en sanglotant au pied du lit.

— Ne pleure pas, mon enfant, lui dit-il, la mort ne sépare pas pour toujours.

— Mon père, mon père, ne parlez pas ainsi, non vous ne mourrez pas, que deviendrai-je sans vous ?

Le docteur prit sa main et la plaça dans celle de Robert.

— Il sera ton protecteur, dit-il, il me l’a promis… Robert… Vous la consolerez… du double malheur qui va la frapper… j’ai foi en votre parole… je puis mourir tranquille… puisque vous serez toujours près d’elle… Que Dieu vous bénisse mes enfants… un jour… nous nous retrouverons… dans un monde meilleur… Il appuya ses lèvres sur le front de sa fille ; sa tête retomba sur son oreiller ; il rendit le dernier soupir.

Il fallut arracher Géraldine de la chambre mortuaire ; sa douleur fut telle que pendant quelque temps on désespéra de ses jours.

Robert ne la quitta pas un seul instant. Ce fut alors qu’elle sentit combien il lui était cher.

Souvent lorsqu’elle laissait tomber sa tête sur l’épaule du jeune homme, en sanglotant et qu’il la suppliait au nom de son père de calmer sa douleur, elle lui répondait.

— Pardonne-moi encore ces larmes ; je vois qu’elle t’attristent, mais c’est pour toi seul que je me suis rattachée à la vie, et dans les moments de mon plus grand désespoir, j’ai toujours remercié Dieu de t’avoir