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pas, lorsque soudain un des drapeaux anglais qu’on voyait flotter au-dessus de l’armée s’abattit ; on le vit traîné dans la poussière, jusqu’à ce qu’enfin, il se releva et vint s’abattre au milieu de l’armée française, avec Robert, qui roula sans connaissance aux pieds de M. de Bourlamaque. Celui-ci se baissa pour relever le jeune homme, mais une balle vint le frapper en pleine poitrine, il s’affaissa gravement blessé. Rendez-vous, criait-on de toute part. Vive la France.

Mais la fureur des Anglais ne faisait que s’accroître, ils se précipitaient aveuglément dans des tronçons, où ils s’embarrassaient et tombaient enfilés.

Le général Abercrombie envoya un courrier, lui enjoignant de faire venir cinq mille hommes sur la réserve qu’il avait laissée à la Chute. Cependant, ce renfort ne fut rien contre les Français, qui foudroyaient leurs ennemis du haut du parapet, sans qu’ils pussent se défendre. Des grenadiers s’étaient jetés dans la trouée, et mettaient de ce côté les ennemis en fuite. Mais la colonne du penchant de la côte, faisait encore une opiniâtre résistance, et était la dernière à combattre, lorsque les Canadiens sortirent de leurs retranchements, Lévis à leur tête, suivi du capitaine de Raincourt et ils parvinrent à la mettre en pleine déroute.

Des cris joyeux retentirent de toutes parts, l’enthousiasme était à son comble.

En effet, n’avait-on pas droit d’être fier d’une victoire gagnée sur les Anglais dans les mêmes circonstances que ceux-ci à Poitiers et à Azincourt.

La perte des Français se monta à cinq cents hommes, et celle des Anglais à quatre milles.

Le lendemain, Carillon retentissait des chants de nos soldats, qui répétaient d’écho en écho le triomphe de la veille. Dans toutes les bouches, on entendait :

Je chante des Français,
La valeur et la gloire,
Qui toujours sur l’Anglais
Remporte la victoire.
Ce sont des héros,
Sous nos généraux ;
Et Montcalm et Lévis
Et Bourlamaque aussi.

Mars qui les engendra
Pour l’honneur de la France ;
D’abord les anima
De sa haute vaillance,
Et les transporta
Dans le Canada,
Où l’on voit les Français,
Culbuter les Anglais.

Allons à Carillon,
Allons voir la merveille,
Où chaque bataillon,
D’une ardeur sans pareille,
Fixe, frappe, et bat
Dans un seul combat,
Où trois mille Français
Chassent vingt mille Anglais.

Le général se promenait avec satisfaction au milieu de ses soldats, les entendant ainsi exalter son courage, il se sentait ému de joie. Ce moment le récompensait de ses fatigues et de ses peines, il les avait soutenus lorsqu’ils étaient accablés de froid et de faim, maintenant il recueillait les lauriers que méritait sa conduite et la gloire de Carillon l’immortaliserait à jamais.

En cet instant un jeune officier s’approcha de Montcalm.

— Général, dit-il, Abercrombie a fait rembarquer ses troupes pour se retirer à l’extrémité du lac George.

— Tant mieux, répondit le marquis, ils ne reviendront pas à la charge. À présent, je puis aller voir ce pauvre Bourlamaque et Robert, qui tous deux se désespéraient en pensant que s’il fallait se battre aujourd’hui, ils ne pourraient apporter leur concours,

— Comment sont-ils, Général ?

— Bourlamaque est bien mal, hier le chirurgien croyait tout perdu ; mais aujourd’hui, il espère. Pour M. de Marville, il a été plus heureux, ses blessures ne sont pas graves, il pourra s’en retirer sous peu de jours.

Puis le général s’éloigna pour aller lui-même porter la nouvelle du départ d’Abercrombie, aux malades.

CHAPITRE XVI
l’orage gronde au loin.

Hortense ne se trompait pas dans ses appréhensions et ses craintes étaient bien fondées.

Comme elle l’avait dit, M. de Carre n’était pas homme à abandonner ses projets : pour lui, tous les moyens étaient bons, pour parvenir à ses fins.

Expliquons maintenant le brusque changement de sa conduite. Pourquoi M. de Carre avait-il tout à coup rendu la liberté à sa pupille ?

Voici en deux mots l’énigme. Mlle de Roberval avait une tante, à qui revenait de droit toute sa fortune, si elle venait à mourir avant sa majorité, donc Madame de Saint Luc vivante, M. de Carre ne pouvait hériter d’Hortense, étant parent plus éloigné ; c’est pourquoi il convoitait la main de la jeune fille et aucune souffrance ne lui eut été épargnée, si son tuteur n’avait appris la mort de Madame de Saint Luc au moment où il allait employer la force pour conclure ce mariage.

Dès lors, il changea de tactique ; il n’était plus nécessaire d’user de violence et d’attirer tous les regards sur sa conduite.

M. de Carre résolut de laisser le temps s’écouler, afin que chacun n’eut l’œil à ses affaires et l’occasion venue, il faisait disparaître le capitaine.

M. de Raincourt mort, Hortense ne survivrait pas à sa perte, ainsi la fortune lui revenait, sans que personne eût à redire sur son compte.

Mais pour plus de sûreté, il attendait. Voilà pourquoi aucun malheur n’avait encore atteint le fiancé de sa pupille.

M. de Carre résolut de ne faire périr le capitaine que dans un combat ; afin d’éloigner tout soupçon.

Les jours s’écoulèrent donc sans aucun incident fâcheux pour Hortense, elle finit par croire que son tuteur avait renoncé à ses prétentions, l’espérance rentra de nouveau dans son cœur.

Ah ! jeunesse, c’est ainsi que tu te laisses bien vite abuser ; pour toi, les apparences sont rarement trompeuses ; il faut que ton chemin soit rempli d’illusions, voilà un de tes dons précieux, jeune âge.

Peut-on se dire véritablement malheureux lorsque l’esprit se laisse encore charmer de fictions ; que l’imagination nous fait franchir les obstacles les plus insurmontables pour arriver au but désiré.