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— Vous-même, vingt fois dans votre délire, son nom est venu sur vos lèvres, j’avais cru…

— N’achevez pas, je comprends ; non, non, chère Géraldine, jamais, je n’ai aimé une autre que vous ; à présent, refuserez-vous encore de me répondre ?

— Robert, dit-elle, avec des larmes de joie dans le regard, si tout à l’heure après que j’eus prononcé ces paroles, qui déchiraient mon cœur, vous étiez parti sans qu’aucune explication eut lieu entre nous ; je serais morte. Jugez maintenant si je vous aime.

— Mon ange, est-il possible, murmurait-il en attirant la jeune fille à lui, et la pressant sur son cœur.

— Oui, Robert, je vous aime, et folle que j’étais, j’aurais sacrifié tout mon bonheur, plutôt que d’avouer mon amour, si Dieu n’avait permis que vous ouvrissiez mon album.

Alors, ils se racontèrent mutuellement ce qu’ils avaient souffert.

Combien cette conversation fut douce et remplie de charmes. Tous deux goutèrent à l’un de ces moments si furtifs et si rares, que la Providence place quelquefois sur nos pas pour nous aider à parcourir le pénible voyage de la vie.

— Robert qui eut dit que ce jour devait finir ainsi pour nous, fit Géraldine, que Dieu est bon de nous donner tant de bonheur.

— Oui, répondit Robert en pressant la main de la jeune fille sur ses lèvres, hier encore, je murmurais contre ses décrets, je n’avais pas compris qu’il fallait que je souffrisse afin de devenir digne de vous.

Pendant qu’ils conversaient ainsi, ils ne s’étaient pas aperçus que deux regards les épiaient. L’un rempli de haine et de jalousie, l’autre doux, mais empreint de tristesse. En effet, depuis une dizaine de minutes M. Auricourt se tenait sur le seuil de la porte du salon, tandis que Gontran de Kergy, caché dans l’obscurité du dehors, demeurait à l’une des fenêtres, et il avait tout entendu.

— Ah ! il l’aime, se dit-il, eh bien tant mieux, c’est par elle que je me vengerai.

En même temps, le docteur se montrait.

— Mon père, s’écria Géraldine.

M. Auricourt, fit Robert.

— Je sais tout, fit le docteur, et je ne m’opposerai pas à vos désirs.

Et prenant la main de sa fille, il la plaça dans celle de Robert.

— Aimez-la, continua-t-il, néanmoins je dois vous dire que Géraldine ne changera pas de nom avant deux ans ; je ne puis supporter la pensée qu’elle me soit enlevée à présent et ne veux qu’elle devienne Madame de Marville avant que mon pays soit en paix. Tout présage que nous aurons encore de vifs combats à soutenir. Volez où la gloire vous appelle et revenez vers celle, qui, je le crois, fera votre bonheur.

Puis attirant Géraldine vers lui, il la tint longtemps pressée sur son cœur avec une vive émotion. Ce moment venait de lui apprendre que désormais l’amour de sa fille était partagé.

CHAPITRE XIV
entre jeunes gens

Lecteurs, pénétrez de nouveau avec moi dans cette maison de la rue Buade, où pour la première fois je vous ai présenté le général Montcalm et Robert.

Nous nous retrouvons encore dans la chambre d’entrée ; comme la première fois le général est assis auprès d’une table toute chargée de papiers, que M. de Bourlamaque parcourt avec attention.

Le plus grand silence règne dans l’appartement. Mais soudain le général se lève avec impatience et regarde son lieutenant.

— Ainsi, dit-il, tous ces comptes ont été payés ?

— Oui, général, ordre de l’intendant Bigot.

— Cependant, un grand nombre étaient faux et demandés pour des articles qui n’ont jamais été fournis à l’armée. C’est ainsi que tandis que des milliers de braves guerriers s’efforcent de rehausser dans ce pays la gloire militaire, des administrateurs infidèles prennent à tâche de dilapider ses finances. Ne sommes-nous pas dans un temps assez critique ? faudra-t-il encore être contraint de réduire la ration de pain et de viande des troupes pour enrichir d’indignes fonctionnaires ?[1]

Et Montcalm se mit à parcourir la chambre à grands pas.

— La corruption, disait-il comme se parlant à lui-même, elle a commencé à marcher le front haut sous l’administration de M. de la Jonquière, maintenant, elle ne peut s’arrêter.

Puis, après un moment de silence, il reprit.

— Au moyen d’un sacrifice d’argent de la part du Gouvernement français, pour l’envoi de nouvelles troupes en nombre suffisant, nous pourrions avoir de véritables avantages sur l’armée anglaise, Webb n’ose sortir du fort Édouard. M. Dubois de Lamothe tient bloqués dans Chibouctou Milord Lawdon et l’escadre anglaise avec douze vaisseaux de ligne et cinq frégates, encore malgré l’abandon du Gouvernement français, peut-être parviendrons-nous à faire quelque chose, si les administrateurs veillaient avec plus d’intelligence aux intérêts de la colonie ; que peuvent des soldats mourant de faim. Si nous n’avons de secours, il est probable que la famine exercera de terribles ravages cet hiver.

Avec une âme désintéressée comme en possédait Montcalm, on conçoit combien la cupidité lui paraît hideuse ; lui qui se sacrifiait tout entier, s’oubliant lui-même, n’était-il pas pardonnable d’exprimer ses regrets sur la conduite de plusieurs de ceux qui l’entouraient.

En ce moment, on frappa à la porte et M. de Marville entra.

Robert n’était plus le même. Sa démarche était

  1. La disette se faisait sentir depuis 1755, où il y avait eu à Québec une espèce d’émeute, à cause de la rareté du pain et des viandes de boucherie. Historique.