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— Tiens, c’est vous ! comment vous portez-vous ?

— Je n’étais pas attendu, moi, reprit-il, tout bas, d’un ton de reproche.

— Non, en vérité, répondit-elle en prenant son bras et s’éloignant un peu du cercle qui entourait Monsieur d’Estimauville mais pourquoi depuis votre retour ne pas m’avoir parlé du héros du fort George ?

— Pourquoi ? parce que connaissant votre goût passionné pour tout ce qui est noble et chevaleresque, j’ai craint M. de Marville, enfin, oserai-je vous l’avouer, j’en étais jaloux.

— Alors, vous auriez imiter sa valeur, et vous m’auriez rendue la plus heureuse femme du monde, mais vous ne vous êtes signalés d’aucune manière ; ceci, Monsieur, est choquant, très choquant, car vous savez que mon cœur ne se rendra que lorsqu’il aura été conquis par un exploit de bravoure.

Oh ! de grâce, épargnez moi, fit Monsieur de Blois d’un ton sentimental, parfaitement joué. Je voudrais qu’une balle m’eût traversé la poitrine ; je voudrais avoir été enseveli sous les murs du Fort George et n’avoir pas entendu ces reproches que vous m’adressez. Vous ne savez pas que, pour vous, j’affronterais les plus grands périls et je donnerais jusqu’à la dernière goutte de mon sang pour vous sauver d’un danger.

— La sensibilité légitime avec laquelle vous avez reçu mes paroles, répondit Balzémire, me prouve avec joie que votre âme est grande et que les sentiments les plus nobles s’agitent au fond de votre cœur, ce qui me fait espérer que vous pourrez imiter dans vos actions les pieux chevaliers des temps passés. Chassez les ennemis qui veulent s’emparer de votre nouvelle patrie ; devenez grand et mon cœur et ma fortune vous appartiendront.

— Délectable enfant, je le deviendrai en vous entendant parler ainsi de la gloire qui pourrait résister au désir s’être admiré de vous.

Et il pressa le bras de sa compagne.

En ce moment, leur conversation fut interrompue par l’arrivée de mademoiselle Auricourt, qui passant près d’eux s’arrêta pour saluer mademoiselle de Montfort.

— Comment vous portez-vous ? fit cette dernière, comme vous êtes pâle ! mais vous n’en êtes que plus intéressante.

En effet, mademoiselle Auricourt n’avait pas repris ses couleurs depuis sa maladie, cependant cette pâleur ne lui nuisait pas, au contraire, en eut dit qu’elle donnait un nouveau charme à sa beauté.

— Je croyais, continua Belzémire, que M. de Marville devait vous accompagner.

— Je n’ai pas vu M. de Marville depuis son retour, répondit Géraldine, en rougissant et avec un léger tremblement dans la voix, j’ignorais qu’il dut venir ce soir.

— Comment, après tout ce qu’il vous doit ; il me semble qu’il eût dû se rendre chez vous en premier lieu ; il y a déjà trois jours qu’il est à Québec.

— C’est ce qu’il a fait, mais j’étais alors chez M. de Carre.

Vous avez appris, sans doute, dit-elle, voulant changer le cours de la conversation, que ma pauvre ami Hortense a recouvré la liberté.

— Comment, la raison lui est revenue, fit M. de Blois.

— Je parie qu’elle ne l’a jamais perdue, reprit Louis Duval, en saluant les dames.

— Vous avez raison, répondit Gélaldine, moi qui ai toujours correspondu avec elle ; je puis vous affirmer que mademoiselle de Roberval n’a pas cessé un seul instant de posséder ses facultés morales. M. de Carre n’avait pas compté sur une aussi grande énergie, il croyait que la souffrance pourrait vaincre sa résolution ; mais lorsqu’il se présenta à elle en lui demandant si elle persistait toujours dans ses idées, Hortense lui a franchement avoué qu’on pourrait la faire mourir, mais qu’elle ne porterait jamais un autre nom que celui de M. de Raincourt, M. de Carre a supplié, menacé, rien n’a pu la faire changer ; il la quitta dans un accès de colère terrible. Cependant on lui a rendu la liberté depuis ce jour, et elle n’a pas revu son tuteur. Cette conduite la remplit de crainte et de tristesse ; hier encore, elle me disait qu’elle croyait bien que sur terre, tout bonheur était fini pour elle.

— Pauvre enfant, j’espère qui n’en sera pas ainsi, son histoire est un véritable roman, j’inscrirai sa vie dans mes mémoires.

— Mademoiselle de Montfort écrit, fit Louis, laissant glisser un sourire railleur sur ses lèvres. Je suppose qu’elle n’inscrit que les héros dans son manuscrit ; ainsi, je ne puis espérer paraître en scène.

— Il n’en tiendra qu’à vous, répondit-elle.

— Oui, Mademoiselle, reprit M. de La Naudière qui s’était approché du groupe, dites lui que s’il persiste dans sa mauvaise pensée de demeurer célibataire, il ne peut figurer dans aucun ouvrage.

Cette saillie fut accueillie par un bruyant éclat de rire.

— Ah, ah, ah, voilà comme tu te fais arranger, avec tes théories que tu mets un peu trop rigoureusement en pratique.

— Tu penses bien parler ainsi, toi mon cher d’Estimauville, tu ne crains pas la critique, car tout le monde ici sait que tu vas bientôt dire adieu à la vie de bachelier, et nous enlever une de nos plus charmantes Québecquoises.

— En cela, je puis te remercier, c’est à toi que je dois d’avoir fait connaissance.

— Oui, maintenant, tu vas me faire des compliments.

— C’est que vous avez fait vibrer la corde sensible, Duval, reprit en riant de La Naudière, mais je crois que voici une personne qui aura plus de pouvoir que nous.

Chacun se retourna ; Mademoiselle Simard entrait et, au même instant, on annonça le général Montcalm.

Il était accompagné d’un jeune homme, inconnu pour la plupart des dames ; mais vers qui cependant tous les regards se portèrent, tant ses manières étaient distinguées et grande la noblesse de ses traits. Sur son front apparaissait une large cicatrice, fraîche encore.

Géraldine pâlit en l’apercevant et sentit ses genoux fléchir sous elle. Mademoiselle Simard qui se trouvait maintenant près de la jeune fille s’empressa de lui rapprocher un siège, et lui glissa ces mots à l’oreille.

— Géraldine, vous l’aimez.

— Taisez-vous, Marie, pour l’amour de Dieu.

M. d’Estimauville se rapprocha des deux jeunes filles. Mademoiselle Simard avait mis un doigt sur ses lèvres en signe d’assentiment. Personne autre ne