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fallait soutenir la gloire de sa maison. Pars, Robert, pars immédiatement, si tu ne veux entrer dans un cloître. Efforce-toi de devenir riche, et reviens aussitôt que possible. Je prierai pour toi, va, que Dieu te protège,

« Je la laissai, sans savoir de quel côté me diriger.

« J’appris qu’on expédiait des troupes en Amérique, je m’enrôlai, et j’arrivai ici avec le général Montcalm.

« Combien le voyage me fut pénible ! je m’éloignais de tous ceux que j’aimais ; je laissais ma patrie, hélas, peut-être pour toujours. Je savais ma mère plongée dans le chagrin, ma sœur qui m’était si chère, je n’avais pu lui dire un mot d’adieu.

« Il me semblait, sans cesse, l’entendre me reprocher de l’avoir abandonnée. J’aurais voulu retourner pour voler à son secours, mais où était-elle ? mon père l’avait peut-être menée hors de France.

« Jugez ce que j’ai souffert en envisageant la triste position que j’occupais. Je n’étais que simple soldat, inconnu de tous, sans recommandations, n’ayant pas un ami à qui me confier ; aussi combien de nuits sans sommeil ai-je passées sur le pont du navire, regardant avec découragement les eaux noires de l’Océan, et oserai-je le dire, la pensée de m’y précipiter me vint plus d’une fois. Le souvenir de ma mère me sauva.

« Le général Montcalm me surprenant souvent plongé dans d’amères rêveries, s’intéressa à moi. Un soir il vint me trouver et me dit :

« — Je crois que vous êtes malheureux, mon ami.

« — Je le suis, répondis-je.

« — Pourquoi vous décourager ainsi au début de votre carrière ?

« — Je ne suis que simple soldat.

« — Qu’est-ce que cela fait ? Vous deviendrez général.

« Je secouai la tête en signe d’incrédulité.

« — Allons, dit-il en me présentant la main, je vois que vous êtes né dans une position plus élevée que celle que vous occupez maintenant, et c’est ce qui vous décourage.

« — Vous ne vous trompez pas, ma famille tient un des premiers rangs en France.

« — Moi, dit-il, je suis le général Montcalm et je m’intéresserai à vous.

« Je me levai et saluai en le remerciant.

« À partir de ce moment, il fut pour moi un père. C’est à lui que je dois la position que j’occupe maintenant.

— Et à vos capacités, reprit M. Auricourt. Mais vous n’avez reçu aucune lettre de votre mère depuis votre départ de France.

— Non. Les miennes ont sans doute été interceptées par mon père. Elle doit ignorer même le lieu où je suis.

— Je ne m’étonne plus de votre tristesse, je sympathise à vos malheurs et j’admire le courage que vous avez montré.

Le lendemain, comme Robert le redoutait, Géraldine ne vint pas lui dire adieu. Le docteur apprit au jeune homme que sa fille avait passé une très mauvaise nuit.

— Faites lui mes adieux, docteur, dit Robert. Dites lui combien je suis affligé de la savoir souffrante ; combien ma reconnaissance est grande pour tout ce que je lui dois.

Il ne put en dire davantage, et pressant fortement la main du docteur, il s’élança dans la voiture qui l’attendait.

— N’oubliez pas, dit M. Auricourt, la promesse que vous nous avez faite de venir ici le jour même de votre retour à Québec.

Robert salua en signe d’assentiment, et disparut bientôt.

CHAPITRE IX
un moment de découragement.

— Oui, mon cher de Marville, disait Montcalm, en se promenant de long en large dans un appartement d’une maison située sur la Place d’armes à Montréal, l’entreprise contre le fort George exige pour réussir plus de moyens qu’en a eu Rigaud ; c’est pourquoi nous avons rassemblé à St Jean des troupes de toutes les parties de la colonie. Je suis satisfait de cela ; mais je déplore que le transport des vivres et des munitions, qui se fait en grande partie par bateau de Montréal à Sorel et de là à St Jean, soit pour la plupart des employés corrompus et prévaricateurs du Gouvernement, un moyen de s’enrichir. On ne craint pas de piller l’argent et les effets du roi.

— Et que comptez vous faire, général.

— Parbleu ! que voulez-vous que je fasse ? Je ne puis réformer ces abus, qui ne sont pas de mon ressort. Oh ! si j’avais autorité sur l’intendant, tout cela changerait ; quoique n’ayant aucun pouvoir, je ne puis cependant fermer les yeux sur ce qui se passe au moment où l’on devrait tous s’allier pour la cause de notre roi.

Je voudrais faire triompher la France, mais hélas ! la démoralisation se glisse partout, c’est l’égoïsme qui règne en maître. Qu’importe la patrie ! on laisse crier la voix de l’honneur ; pourvu que l’on acquière la fortune, on n’en marchande pas le prix.

Que peut leur faire la postérité ? n’ont-ils pas ce qu’ils envient le plus ? insensés ! ne savent-ils pas que leur faiblesse sera peut-être la cause que leurs enfants auront à gémir sous une domination étrangère ? Et le drapeau français que vint planter ici Jacques-Cartier, au nom de son roi, François Ier, sera donc abattu malgré les courageux efforts de ceux qui lui étaient dévoués !

Lorsque je parle ainsi à Lévis, il m’accuse de manquer d’énergie ; il se rit de ce qu’il appelle mes pressentiments chimériques ; j’admire sa grande fermeté d’âme, et je suis prêt à suivre son exemple ; mais il faut qu’on me soutienne. Je ne puis seul lutter et être vainqueur, lorsqu’un puissant royaume arme ses peuples contre nous.

— C’est vrai, général, mais n’oubliez pas que vous êtes le vainqueur d’Oswégo et d’Ontario ; c’est ce vainqueur qui a entretenu, augmenté le goût pour la guerre et l’enthousiasme militaire des Canadiens ; c’est encore lui qui doit aujourd’hui les soutenir ; c’est de vous qu’ils attendent leur force ; c’est de vous qu’on attend la victoire.

— Robert, vous avez raison, j’ai été fou, mais vous verrez que malgré ses torts, votre général saura être digne du commandement qu’on lui a confié.

— J’en suis persuadé, je comprends que vous puissiez être abattu, mais je ne puis douter de votre valeur.