Page:Goncourt - Journal, t9, 1896.djvu/83

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

mettait en moi l’amour des vocables choisis, techniques, imagés, des vocables lumineux, pareils, selon la belle expression de Joubert, « à des miroirs où sont visibles nos pensées », — amour qui, plus tard, devenait l’amour de la chose bien écrite.

Avec la séduction, qu’une femme supérieure met dans de l’éducation élevée, on ne sait pas combien grande peut être sa puissance sur une intelligence d’enfant. Enfin, c’est curieux : ma tante, je l’écoutais parler, formuler ses phrases, échappant à la banalité et au commun de la conversation de tout le monde ; — sans cependant qu’elles fussent teintées de bleu, — je l’écoutais avec le plaisir d’un enfant amoureux de musique, et qui en entend. Et certes, dans l’ouverture de mon esprit, et peut-être dans la formation de mon talent futur, elle a fait cent fois plus que les illustres maîtres, qu’on veut bien me donner.

Pauvre tante, je la revois, quelques années après la vente de Ménilmontant, à une de mes premières grandes sorties autorisées par ma mère, je la revois dans une petite maison de campagne louée en hâte, un mois, où elle était très souffrante, dans la banlieue : une maison cocasse à créneaux, collée contre un grand mur, avec au-dessous un jardin, comme au fond d’un puits. C’était le matin. Ma tante était encore couchée. Flore, sa vieille femme de chambre, qui avait sur le nez un pois chiche, paraissant sautiller, quand les choses allaient mal à la maison, me disait que sa maîtresse avait passé une mauvaise