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baptisés par lui de noms drolatiques, et dont les ruées, et les bousculades, et les batailles autour de ce qui les lapidait, semblaient être, pour mon père, un amusant rappel en petit de la guerre.

Je le revoyais encore… non, j’ai beau chercher, je ne revois plus sa tête, en ce jour… je me souviens seulement sur un drap, d’une main encore vivante, à la maigreur indicible, qu’on m’a fait baiser. Et le soir, rentrant à la pension Goubaux, dans un rêve qui tenait du cauchemar, ma tante de Courmont, l’intelligente femme, dont j’ai fait Madame Gervaisais, celle qui, tout enfant, m’a appris le goût des belles choses, m’apparaissait en une réalité, à douter si ce n’était pas une vraie apparition, me disant : « Edmond, ton père ne passera pas trois jours ! »

C’était la nuit du dimanche, et le mardi soir, on venait me chercher, pour aller à l’enterrement de mon père.

Ma mère… elle, sa ressemblance est ravivée dans mon souvenir, par la miniature du coin de la cheminée, une miniature de l’année 1821, une miniature de l’année de son mariage… qu’en ce moment, j’ai dans le creux de la main.

Une figure de candeur, des yeux bleu de ciel, une toute petite bouche sérieuse, des cheveux blonds tirebouchonnés en boucles frisottantes, trois rangs de perles au cou, une robe de linon blanc à raies satinées, et une ceinture, et des bracelets, et un floquet de rubans dans les cheveux, du bleu de ses yeux.