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Nous occupions une loge de face. Cette loge m’a rappelé une anecdote de ma jeunesse. Nous étions, il y a bien des années, mon frère et moi, dans cette loge avec une maîtresse. Cette maîtresse avait, ce jour-là, des bottines trop étroites, et elle en avait une dans sa main, qu’elle tenait appuyée sur le rebord de la loge. Un peu au-dessous de ce rebord, il y avait le beau crâne d’un vieillard, assis au balcon. Et voici ce qui arriva : dans un moment, où la charmante fille était toute à la pièce, presque en dehors de la loge, elle posait distraitement sa bottine sur le crâne du vieux monsieur… Nous fûmes obligés de quitter l’Odéon, sans la bottine.

Vendredi 13 novembre. — Dîner des Spartiates.

Ziem, qui est mon voisin de table, me raconte qu’il a commencé ses Mémoires, mais qu’il les a laissés, ne se sentant pas outillé pour écrire. Il a toutefois le dessein de faire un catalogue de son œuvre, un catalogue étudié, raisonné !… Là-dessus je lui dis qu’il aurait à faire le plus beau et le plus intéressant livre du monde, un livre qui n’a été fait par aucun peintre des temps anciens et modernes : un catalogue, où il raconterait la genèse et l’histoire de ses tableaux, et ce qu’il y a de sa vie intime et psychique mêlé à chacune de ses compositions. Mais que je suis bête, il n’y a qu’un homme de lettres, et un lettré sachant faire au mieux un livre, qui pourrait fabriquer ce bouquin-là.