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On se rend dans la salle à manger. Bardoux prend à sa droite Girardin, à sa gauche Berthelot : le fabricateur de La France a été jugé un convive plus important que le décompositeur des corps simples.

Les domestiques tristes, ennuyés, compassés, apportent dans leur service un certain dédain des gens qu’ils servent : dédain qui me fait plaisir, comme une manifestation réactionnaire.

Le hasard m’a placé à côté de Leconte de Lisle, qu’on m’avait dit un ennemi de ma littérature. Il m’adresse un mot aimable, et nous causons. L’homme, avec ses yeux lumineux, le poli de marbre de la chair de sa figure, sa bouche sarcastique, ressemble beaucoup à un prélat de race supérieure, à un prélat romain. Je le trouve spirituel, délicatement méchant, parlant peut-être un peu trop des choses de son métier, versification, prosodie, etc.

De temps en temps, mon regard s’allonge et parcourt les vingt-cinq têtes rangées autour de la table. Je regarde, avec plaisir, la jolie petite tête enthousiaste d’un jeune homme, qu’on me dit être Massenet ; je regarde la tête chevaline du vieux Bapst ; je regarde la tête étonnamment simiesque de Girardin, qui broie sa nourriture, avec les mouvements mélancoliques des mandibules de singes, mâchant à vide.

Nous sommes au dessert. On place devant nous des assiettes, au fond desquelles, imprimés en triste bistre, figurent les grands écrivains de Louis XIV, ayant au dos la date de leur mort. J’ai Massillon dans