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êtres tue notre dîner, qui avait jusqu’ici cela de particulier, que chacun pouvait dire sa pensée — même sa pensée poussée à l’outrance par la contradiction, — sur toute chose et tout individu.

――――――― Je déjeune chez Magny, à côté d’un vieillard, d’un antique habitué, qui prétend avoir mangé la première côtelette, cuite chez le restaurateur. Une figure flasque, de longs cheveux de savant, et une cravate blanche sous une immense redingote de propriétaire. Il est tout grognonnant, traite familièrement les garçons de « canaille », se plaint de n’avoir plus de dents et trop de cheveux, dit à Magny au sujet de son fils, qu’il s’est toujours refusé la satisfaction d’être père, et un peu allumé par un Bourgogne capiteux, se mâchonne à lui-même des choses cyniques, qui laissent comprendre que c’est un vieil accoucheur.

En sortant, je le trouve en conférence, galamment bavarde, avec les dames du comptoir, appuyé d’une main sur une canne à béquille, de l’autre sur un parapluie, sous un chapeau de travers, un chapeau gris orné d’un crêpe. Ce serait pour un livre, un admirable type du vieillard cynique, libéral, gobichonneur, ayant pour Dieu Béranger.

Dimanche 18 avril. — En sortant de chez Flaubert,