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la bouche. Soudain, je le vois s’arrêter, porter la main à sa tête, appuyer, une seconde, sa main et son front contre un petit arbre, puis tourner sur lui-même, et tomber sur le dos, les bras en croix.

Le lieutenant, lui, était resté immobile à côté du premier mort, tranquille comme un homme qui méditerait dans un jardin. Une balle qui avait fait tomber sur lui, non une feuille, cette fois, mais une branchette près de sa tête, et qu’il avait rejetée avec une chiquenaude, ne l’avait pas tiré de son immobilité. Alors, il eut un long regard jeté sur le camarade tué, et sa résolution fut prise. Sans se presser, et comme avec une lenteur dédaigneuse, il repoussa derrière lui son sabre, se baissa et s’efforça de soulever le mort. Il était grand et lourd, le mort, et, ainsi qu’une chose inerte, échappait à ses efforts, et s’en allait à droite et à gauche. Enfin il le souleva, et le tenant droit contre sa poitrine, il l’emportait, quand une balle fit tournoyer, dans une hideuse pirouette, le mort et le blessé qui tombèrent l’un sur l’autre.

Je crois qu’il a été donné à peu de personnes d’être, à deux fois, témoin d’un aussi héroïque et aussi simple mépris de la mort.

Notre boulevard est enfin au pouvoir des Versaillais. Nous nous risquons à les regarder de notre balcon, quand une balle vient frapper au-dessus de nos têtes. C’est le locataire de dessus, qui s’est avisé bêtement d’allumer sa pipe à la fenêtre.

Bon ! voici des obus qui recommencent, des obus, cette fois-ci, tirés par les fédérés sur les positions con-