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Enfin me voilà, moi qui n’ai jamais su bien exactement combien font deux et deux, et qui ai eu toujours l’horreur des chiffres, me voilà à la Caisse du Trésor, condamné à faire des additions du matin au soir : deux années où le suicide a approché sa tentation bien près de moi.

Ai-je enfin acquis l’indépendance ? Ai-je touché à la vie libre et occupée de ce que j’aime ? Ai-je commencé la douce existence avec mon frère, six mois ne sont pas écoulés, qu’à mon retour d’Afrique, une dyssenterie me met, pendant près de deux ans, entre la vie et la mort, et me laisse une santé, où il n’y a jamais une journée tout à fait bonne.

J’ai cette grande jouissance de pouvoir donner ma vie au travail pour lequel j’étais né, mais c’est au milieu d’attaques, de haines, de fureurs, je puis le dire, comme aucun écrivain de notre époque n’en a rencontrées. Quelques années se passent ainsi dans la lutte, au bout desquelles mon frère est gravement attaqué du foie, pendant que chez moi se déclare une maladie des yeux menaçante. Puis mon frère tombe malade, très malade, est malade, tout un an de la plus effroyable maladie qui puisse affliger un cœur et une intelligence, noués au cœur et à l’intelligence d’un malade.

Il meurt. Et aussitôt sa mort, pour moi, accablé et sans ressort, commencent la guerre, l’invasion, le siège, la famine, le bombardement, la guerre civile ; tout cela frappant plus durement sur Auteuil que sur tout autre point de Paris. Je n’ai vraiment pas