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je vous assure que Lamartine a de l’esprit. Il en a en passant, en coulant, sans s’arrêter dessus. Tenez, on parlait devant lui de Broglie, on disait que c’était un bon esprit : — « Oui, un bon esprit faux, » fit-il.

Pendant le dîner, nous avons l’agacement d’entendre le fin causeur, le fin connaisseur ès lettres, parler art, à tort à travers, louanger Eugène Delacroix comme peintre philosophique, s’étendre sur l’expression de la tête d’Hamlet dans son tableau « Hamlet au cimetière », tirade que coupe presque brutalement Gavarni par cette phrase : « L’expression ! mais vous pouvez mettre la tête d’Hamlet sur la tête du fossoyeur et vice versa. »

Après dîner, Sainte-Beuve, nous voyant fumer, dit : « Ne pas fumer est un grand vide dans la vie. On est obligé de remplacer le tabac par des distractions trop naturelles… qui ne vous accompagnent pas jusqu’au bout. »

Et c’est dit avec un sourire de regret et de mélancolie libertine.

En revenant sur la route de Versailles, par une belle nuit froide, Sainte-Beuve, en son paletot gris déboutonné et son gilet chamois, — il affectionne les couleurs claires, jeunettes, printanières, — Sainte-Beuve marchant d’un pas nerveux, presque rageur, nous entretient de l’Académie qui n’est pas, dit-il, ce qu’on pense.

Il est en bons rapports avec elle, en dépit des petits tours qu’il avoue lui avoir joués. Les passions politiques ont eu le temps de s’apaiser depuis