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Dimanche 17 août. — Ce matin, nous devons faire toutes les tristes démarches. Il faut retourner à l’hôpital, rentrer dans cette salle d’admission, où sur le fauteuil contre le guichet, il me semble revoir le spectre de la maigre créature que j’y ai assise, il n’y a pas huit jours. « Voulez-vous reconnaître le corps ? » me jette, d’une voix dure, le garçon.

Nous allons au fin fond de l’hôpital, à une grande porte jaunâtre, sur laquelle il y a écrit en grosses lettres noires : AMPHITHÉÂTRE. Le garçon frappe. La porte s’entr’ouvre au bout de quelque temps, et il en sort une tête de boucher, le brûle-gueule à la bouche : une tête où le belluaire se mêle au fossoyeur. J’ai cru voir l’esclave qui recevait au Cirque les corps des gladiateurs, — et lui aussi reçoit les tués de ce grand Cirque : la société moderne.

On nous a fait, un long moment, attendre avant d’ouvrir une autre porte, et pendant ces minutes d’attente, tout notre courage s’en est allé, comme s’en va, goutte à goutte, le sang d’un blessé s’efforçant de rester debout. L’inconnu de ce que nous allions voir, la terreur d’un spectacle vous déchirant le cœur, la recherche de ce corps au milieu d’autres corps, l’étude et la reconnaissance de ce pauvre visage, sans doute défiguré, tout cela nous a fait lâches comme des enfants. Nous étions à bout de force, à bout de volonté, à bout de tension nerveuse, et quand la porte s’est ouverte, nous avons dit : « Nous enverrons quelqu’un, » et nous nous sommes sauvés !