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de tout, elle menait, elle faisait tout autour de nous. Depuis vingt-cinq ans, elle nous bordait tous les soirs dans nos lits, et tous les soirs, c’étaient les mêmes éternelles plaisanteries sur sa laideur et la disgrâce de son physique…

Chagrins, joies, elle les partageait avec nous. Elle était un de ces dévouements dont on espère la sollicitude pour vous fermer les yeux. Nos corps, dans nos maladies, dans nos malaises, étaient habitués à ses soins. Elle possédait toutes nos manies. Elle avait connu toutes nos maîtresses. C’était un morceau de notre vie, un meuble de notre appartement, une épave de notre jeunesse, je ne sais quoi de tendre et de grognon et de veilleur à la façon d’un chien de garde, que nous avions l’habitude d’avoir à côté de nous, autour de nous, et qui semblait ne devoir finir qu’avec nous.

Et jamais nous ne la reverrons !… Ce qui remue dans l’appartement, ce n’est plus elle ; ce qui nous dira bonjour, le matin, en entrant dans notre chambre, ce ne sera plus elle ! Grand déchirement, grand changement dans notre vie, et qui nous semble, je ne sais pourquoi, une de ces coupures solennelles de l’existence, où, comme dit Byron, les Destins changent de chevaux.

Ironie des choses ! Ce soir précisément, douze heures après le dernier soupir de la pauvre fille, il nous faut aller à Saint-Gratien chez la princesse Mathilde qui a eu la curiosité de nous connaître, le désir de nous avoir à dîner.