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ôtait son chapeau… Je lui disais : “Qu’est-ce que vous avez fait depuis que je ne vous ai vue… dites-moi tout…” Elle me le racontait longuement… Puis elle me demandait des renseignements sur des choses qu’elle n’aurait pas osé demander à d’autres… Je lui donnais des livres à lire… Nous causions sur ce qu’elle avait lu… Elle me disait souvent : “Vous ne savez pas, je ne dis pas l’amour, mais l’attachement que j’ai pour vous…” Nous déjeunions… Je passais là, quatre ou cinq heures… Elle s’en allait, je la regardais dans l’escalier…. Qu’est devenu tout cela ?… Il y a deux mois que je n’ai reçu une lettre d’elle. »

Il cherche sur lui des lettres, et les feuilletant : — « Tiens, voilà la dépêche de ma mort, pour mon fils !

— Oh ! vieil ami !

— J’étouffe, non, je ne peux pas surmonter cela ! »

C’est un vieil ami de la famille, un vieillard de 76 ans, qui nous dit cela, avec l’accent d’une vie brisée, d’un homme blessé à mort, qui aurait perdu du même coup une habitude de quinze ans, une famille, une fille, une maîtresse. Je ne sais quoi de tragique, de funèbre et de touchant s’échappe de la désolation passionnée de ce vieillard, qui semble ne plus vouloir avoir la force de vivre, et que le délaissement frappe au cœur comme avec une épée.

Comme je lui parlais d’un voyage, en compagnie de son vieux domestique que nous avons baptisé Leporello, le vieil homme a murmuré d’un ton moitié triste, moitié ironique : « Pauvre don Juan que je ferais ! »