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qu’il est dit, qu’à un certain âge on doit en faire son deuil ; les deux vieux de la bande, Sainte-Beuve, et Giraud de l’École de droit, s’insurgent.

Et voilà Sainte-Beuve exposant sa théorie, qui est de ne point demander l’amour d’une femme jeune, mais la charité de cet amour, et de faire en sorte que cette femme vous tolère, ne vous prenne point en haine… « C’est là, oui, tout ce qu’on peut demander, finit-il par dire dans un soupir.

— Mais avez-vous jamais aimé réellement, monsieur Sainte-Beuve ? lui jette la princesse.

— Moi, princesse, écoutez-moi, j’ai dans la tête, je ne sais où, là ou là — il se tâte le crâne — une loge, une case, que j’ai toujours peur de laisser trop ouvrir. Et mes travaux, et tout ce que je fais, et mes excès d’articles, c’est pour la comprimer… Je l’ai bouchée, écrasée avec des livres, de façon à ne pas avoir le loisir de réfléchir, de n’être pas libre d’aller et de venir… Vous ne savez pas ce que c’est, reprend-il, en s’animant, et sur le ton d’une noire mélancolie, et avec des mots qui sortent d’un cœur gros, vous ne savez pas ce que c’est de sentir qu’on ne sera pas aimé, que c’est impossible, parce que c’est inavouable, comme vous l’avez dit tout à l’heure… parce qu’on est vieux et qu’on serait ridicule… parce qu’on est laid.

— Et l’autre, dit la princesse, en s’adressant à Giraud.

— Oh ! moi, princesse, jamais un seul amour. Toujours deux ou trois au moins : c’est le moyen