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livre. Il a la curiosité de lui demander ce qu’il lit.

— Je lis ce que Monseigneur m’a dit de lire ! répond un grand garçon blond, à l’air bonasse.

— Quel Monseigneur ?

— Mais Monseigneur de Nancy, d’où je viens. Il m’a dit : « Tu vas à Paris, c’est un pays de perdition… lis Tertullien. » Et je lis Tertullien.

Oui, cet homme lisait Tertullien, dans l’escalier de la Maison d’Or, entre deux courses chez la Farcy. Jamais l’imagination n’approchera des invraisemblances et des antithèses du vrai.

1er mars. — C’est la première représentation de Rothomago. À un entr’acte je sors. Gautier m’accroche le bras sur le boulevard, s’appuie lourdement dessus, et nous fumons en causant :

« Voilà comme j’aime le théâtre… dehors. J’ai trois femmes dans ma loge qui me raconteront le spectacle… Fournier, un homme de génie ! Jamais avec lui une pièce nouvelle. Tous les deux ou trois ans, il reprend le Pied de mouton. Il fait repeindre un décor rouge en bleu ou un décor bleu en rouge ; il introduit un truc, des danseuses anglaises… Tenez, pour tout, au théâtre, il faudrait que ce soit comme ça… Il ne devrait y avoir qu’un vaudeville, on y ferait quelque petit changement de loin en loin… C’est un art si grossier, si abject, le théâtre… Ne trouvez-vous pas ce temps-ci assommant ?… Car enfin on ne peut s’abstraire de son temps. Il y a une morale imposée par les bourgeois contemporains, à laquelle il faut se