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volait sans un bruit, sans un cri, dans une farouche et sinistre immobilité de violence.

On aurait cru voir, en même temps, l’apothéose lumineuse de l’Action et le cadavre glacé de la Gloire sur cette toile tendue, dans ce champ de bataille éteint, où il semblait qu’on finissait par entendre germer le bruit d’une armée d’âmes, et par apercevoir comme un pâle chevauchement d’ombres, à l’horizon du trompe-l’œil.

3 janvier. — Dans le petit salon d’Édouard Fournier, tout plein de monde à ne pas respirer, je m’assieds sur une chaise, près d’une table, en face d’un couple étrange. C’est un homme à longs cheveux gris, d’une jolie figure fatiguée, l’œil vif, souriant et pénétrant et caressant ; une tête d’artiste et de médecin. À ses côtés, le coude sur la table, se tient une femme d’un certain âge, aux beaux traits un peu sauvages, une sorte de médaille de gitana. Elle est coiffée d’un filet couleur feu, elle porte une robe agrémentée de dessins légèrement cabalistiques, et est couverte de bijoux pareils à des amulettes : un costume de nécromancienne vivant dans le monde des peintres. On reconnaît le ménage de la chiromancie, le ménage Desbarolles…

Tous deux vous prennent la main, la tripotent, la retournent, vous plongent le regard dans les yeux. Quelque chose de particulier se passe en vous : on se sent de la gêne comme devant l’inconnu dans lequel on va entrer, et si peu que l’on croie à la bonne