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bottes. « — C’est une autre espèce ? demandai-je à l’homme. — Non, Monsieur, ce sont absolument les mêmes… Mais les autres, on leur donne de la viande et ceux-ci on ne les nourrit qu’à la panade. »

Cela m’a éclairé… j’ai mangé, par jour, six livres de mouton, et j’allais à la barrière, le lundi, attendre la descente des ouvriers plâtriers, pour me battre avec eux. »

19 novembre. — Gaiffe nous accroche sur le boulevard… Je le mets sur ses souvenirs de la guerre d’Italie, où il y a été envoyé comme journaliste. Il me parle, en délicat observateur et en peintre coloriste, des blessés, de ce qu’il a surtout remarqué en eux : l’œil avec dedans ce regard doux, triste, enfantin, attrapé comme celui d’une petite fille, à laquelle on aurait abîmé sa poupée.

Puis il me peint un champ de bataille, en l’étonnante symétrie, en l’espèce d’arrangement ordonné des morts, couchés avec d’étroites petites ombres portées derrière eux… et la terre, sur tout ce champ de bataille, sans une motte en relief, mais aplatie, durcie, battue comme une aire de grange… et toutes ces têtes, même celles aux traits boursouflés, augustes de paix.

Il me dessine aussi la silhouette de l’aumônier, pareil à un semeur de blé, semant les absolutions sur les champs des blessés, en train de le suivre de l’œil, ainsi que des affamés suivent un gigot à une table d’hôte.