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semaines — lorsque dans la fumée de tabac d’une fin de dîner d’amis, tombaient chez nous les assignations.

Et, à quelques jours de là, nous comparaissions devant un juge d’instruction presque poli, mais qui perdait soudainement toute politesse dans son embarras et son déconcertement, quand nous lui montrions les cinq vers incriminés, tout vifs imprimés dans le Tableau historique et critique de la Poésie française.

Il nous fallait un avocat. Un allié de notre famille, M. Jules Delaborde, avocat à la Cour de cassation, nous recommandait de bien nous garder de confier notre défense à un avocat brillant dont le talent pouvait blesser et irriter le tribunal. Il nous conseillait de prendre un avocat « ayant l’oreille des juges », un nom et une parole très peu sonores, une de ces médiocrités dont le néant attire sur ses clients une sorte de miséricorde ; enfin un de ces verbeux qui, doucement, platement, ennuyeusement, soutirent un acquittement comme une aumône. L’homme qu’il nous indiqua réunissait toutes ces conditions. Dans son salon, il avait une jardinière dont le pied était fait par un serpent en bois verni qui montait en s’enroulant vers un nid d’oiseau. En voyant cette jardinière, j’eus froid dans le dos, et je devinai l’avocat qui m’était échu. Nous étions pour lui un composé d’hommes du monde et d’êtres louches. D’une main il nous eût confié sa montre, de l’autre main il nous l’eût retirée.