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nellement sur un piano. De temps en temps, la voix de soprano d’une femme se lève avec la musique et bruit avec elle.

La porte du fond parfois s’ouvre, et des femmes entrent, marchent avec des pas de revenants, et s’asseyent. Elles ont des tailles plates de poupées, et l’on cherche dans leur dos, comme dans le dos d’Olympia, où on les remonte. Une pâle vierge à la Holbein apparaît jouant avec des fruits sur une assiette, grignotant, et riant d’un rire de songe…

Puis me voici dans la lumière rousse d’un petit café enfumé. Les cigares et les pipes y font des nuages visibles et qui se tordent comme une idée bête qu’on poursuit. Trois jeunes filles en costume tyrolien, l’aigrette au chapeau, les bretelles à la gorge, chantent sur une estrade et font sonner l’écho de leurs montagnes.

Et alors vers ma table, le crâne et le front balayés et baignés de grandes mèches de cheveux blancs, quelqu’un d’à peine vivant, d’oublié par la mort, par la guerre, s’approche, branlant comme une ruine. Le pauvre petit vieillard, ensuairé dans sa longue redingote tachée du ruban d’une croix, avance vers moi sa tête, où deux yeux sortent, fixes et saillants, morts et terribles comme ceux d’un soldat, auquel on enfoncerait une baïonnette dans le ventre. De grosses moustaches blanches lui masquent la bouche, et lui remontent jusqu’au bout du nez, quand il parle. Son menton tout écourté et ravalé par l’édentement, a un perpétuel tremblotement. Il semble mâcher des restes d’idées, de souvenirs, de mots. Il a peine à