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le mouvement de la place d’une ville de province.

 

Le soir nous sommes à Breuvannes, chez ce vieil ami de notre famille, M. Colardez. Il est là, toujours le même, toujours dans ses livres, avec sa mémoire, son intelligence, son ironie restée debout. Philosophant avec ce grand et charmant esprit, en cette petite allée toute droite de son jardin, dans laquelle nous allons jusqu’au bout, puis nous revenons, nous causons de la mort de la province, depuis la Révolution qui a commencé à appeler toutes les capacités dans la capitale. Car tout va aujourd’hui à Paris : les cerveaux comme les fruits ; et Paris est en train de devenir une ville colossale et absorbante, une cité — polype, une Rome au temps d’Aurélien.

Et revenant à la province, Colardez nous esquisse des figures pantagruéliques des vieux temps de la Haute-Marne, où nos aïeux, du matin au soir, toujours prêts à boire, nos aïeux restaient sur le banc de pierre de leur porte à raccrocher des buveurs, tandis que leurs dignes épouses se faisaient des noirs au visage, en buvant à la cave un coup du vin, et remontaient trébuchantes. Il nous peint ces triomphantes apoplexies des propriétaires dans leurs jardinets, après une rincette d’eau-de-vie, sous un coup de soleil de juin : natures perdues qui n’ont guère laissé d’héritiers que ce notaire de Daillecourt, qui ces années-ci, après un souper prolongé jusqu’à huit heures du matin, fit explosion, à table. Crepuit medius, oui, son ventre éclata, sans figure aucune.