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ira jouer en Allemagne, sous la surveillance d’un comité d’une dizaine de maçons, costumés en habit noir, et qui n’auront qu’à manger et à se promener.

12 mars. — Ce soir on cause de 1830, et le marquis de Belloy, pour nous donner une idée de la confraternité de ce temps, et des folies excentriques et généreuses, et des choses ridicules et grandes qu’elle amenait, nous raconte cette anecdote. Quelque temps avant la représentation de Marion Delorme, il écrit à un ami, étudiant de médecine en province. L’ami trouve de la tristesse dans la lettre, croit à un manque d’argent, ramasse la monnaie qu’il peut, et la lui apporte à Paris. De Belloy n’en avait pas besoin, il le remercie, l’empêche de repartir, et le mène le soir chez sa maîtresse.

Alors, une vie à trois, du matin au soir, pendant quelques jours. Puis, tout à coup, de Belloy ne voit plus son ami, il passe un matin chez lui, et trouve au lit… un monstre. Son ami s’était rasé cheveux, sourcils, barbe, moustaches, et il confesse à de Belloy que, devenu amoureux de sa maîtresse, il a voulu se mettre dans l’impossibilité de la revoir. Et le soir, qui était le jour de la première de Marion Delorme, cet ami modèle, amené au théâtre, faillit faire tomber la pièce. Chaque fois qu’il se retournait pour imposer silence au classicisme, la figure de ce monstre, enthousiaste et glabre, faisait éclater de rire la salle.