Page:Goncourt - Journal, t1, 1891.djvu/220

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
 Les corrections sont expliquées en page de discussion

Ce captif dans ce trou, ce grand méconnu, parfois se console, en racontant que les derniers Clermont-Tonnerre, réfugiés dans un petit bois qui leur reste près de Saint-Mihiel, ont là, dépouillé le noble, presque l’homme, et que ces Clermont-Tonnerre, dont un aïeul, au dire de Mme de Sévigné, vendait cinq millions une terre de vingt-deux villages, aujourd’hui vêtus de peaux de bêtes, vivent dans ce bois, peuplent avec des bûcheronnes, — en train de revenir une race sauvage au XIXe siècle, et parlant déjà une langue à eux, une langue qui recule au patois, au bégayement des peuples.

Morimond ! Il ne reste plus de la magnifique abbaye que de quoi faire la plus belle propriété mélancolique de France, soixante-dix arpents d’eau où se mirent des arbres centenaires renfermant, écroulées à leurs pieds, des pierres de taille à bâtir un petit Versailles.

Une servante nous sert à dîner à Lamarche, une servante dont les deux rigides bouts de seins ont usé l’indienne de son casaquin, et font deux petits ronds à claire-voie dans la trame effiloquée. C’est la séduction robuste et brutale de la Haute-Marne. Elle va, elle marche, elle volte sur ses larges pieds, élastique et lourdement rebondissante, et, vous frottant l’épaule, à chaque assiette qu’elle donne, de ces orbes à la Jules Romain, sur lesquels on se figure couché un Jupiter métamorphosé en taureau.

« Ah ! Messieurs, nous travaillons comme des satyres ! »