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sans paroles et se sauvaient dans des larmes.

La maladie même avec ses affaiblissements et ses énervements ne tira rien d’elle. Elle ne put entamer cette héroïque volonté de se taire jusqu’au bout. Les crises de nerfs lui arrachaient des cris, et rien que des cris. Jeune fille, elle rêvait tout haut ; elle força ses rêves à ne plus parler, elle ferma les lèvres de son sommeil. Comme à son haleine mademoiselle aurait pu s’apercevoir qu’elle buvait, elle mangea de l’ail et de l’échalote, et cacha avec leur empuantissement l’odeur de ses ivresses. Ses ivresses mêmes, ses torpeurs soûles, elle les dressa à se réveiller au pas de sa maîtresse et à rester éveillées devant elle.

Elle menait ainsi comme deux existences. Elle était comme deux femmes, et à force d’énergie, d’adresse, de diplomatie féminine, avec un sang-froid toujours présent dans le trouble même de la boisson, elle parvint à séparer ces deux existences, à les vivre toutes les deux sans les mêler, à ne pas laisser se confondre les deux femmes qui étaient en elle, à rester auprès de Mlle de Varandeuil la fille honnête et rangée qu’elle avait été, à sortir de l’orgie sans en emporter le goût, à montrer quand elle venait de quitter son amant une sorte de pudeur de vieille fille dégoûtée du scandale des autres bonnes. Elle n’avait ni un propos, ni un genre de tenue qui éveillât le soupçon de sa vie clandestine ; rien en elle ne sentait ses nuits. En mettant le pied sur le paillasson de l’appartement