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vie qu’elle avalait coup sur coup jusqu’à ce qu’elle y eût trouvé ce dont elle avait soif : le sommeil. Car ce qu’elle voulait ce n’était point la fièvre de tête, le trouble heureux, la folie vivante, le rêve éveillé et délirant de l’ivresse ; ce qu’il lui fallait, ce qu’elle demandait, c’était le noir bonheur du sommeil, d’un sommeil sans mémoire et sans rêve, d’un sommeil de plomb tombant sur elle comme un coup d’assommoir sur la tête d’un bœuf : et elle le trouvait dans ces liqueurs mêlées qui la foudroyaient et lui couchaient la face sur la toile cirée de la table de cuisine.

Dormir de ce sommeil écrasant, rouler, le jour, dans cette nuit, cela était devenu pour elle comme la trêve et la délivrance d’une existence qu’elle n’avait plus le courage de continuer ni de finir. Un immense besoin de néant, c’était tout ce qu’elle éprouvait dans l’éveil. Les heures de sa vie qu’elle vivait de sang-froid, en se voyant elle-même, en regardant dans sa conscience, en assistant à ces hontes, lui semblaient si abominables ! Elle aimait mieux les mourir. Il n’y avait plus que le sommeil au monde pour lui faire tout oublier, le sommeil congestionné de l’Ivrognerie qui berce avec les bras de la Mort.

Là, dans ce verre, qu’elle se forçait à boire et qu’elle vidait avec frénésie, ses souffrances, ses douleurs, tout son horrible présent allait se noyer, disparaître. Dans une demi-heure, sa pensée ne penserait plus, sa vie n’existerait plus ; rien d’elle