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LES PENSEURS DE LA GRÈCE


suivant les traces de celles de la nature, ont commencé à se rendre compte de la causalité à laquelle sont soumises même les choses humaines et à modifier, doucement mais sûrement, la tradition pour fonder sur des principes nouveaux une règle de vie rationnelle, basée sur les moyens dont nous disposons et appropriée au but à atteindre. Ces triomphes éclatants, à qui les devons-nous si ce n’est aux créateurs de la science grecque ? Les liens qui, à cet égard, unissent les temps modernes aux temps antiques ne se dérobent point à nos yeux ; ils apparaîtront, dans le cours de cette exposition, avec toute la netteté désirable. Sur quoi repose ce privilège de l’esprit hellénique ? Non pas, pouvons-nous répondre avec une pleine confiance, sur un don particulier accordé aux seuls Hellènes et refusé aux autres nations. Le sens scientifique ne ressemble pas à une baguette magique qui, dans leurs mains, mais non dans celle des autres, aurait pu arracher aux mines des faits le trésor de la connaissance. D’autres peuples aussi ont pu à bon droit se vanter de travaux vraiment scientifiques : la chronologie des Égyptiens, la phonétique des antiques grammairiens de l’Inde n’ont pas à redouter la comparaison avec les produits de l’esprit grec. Quand nous essayons de nous expliquer l’avantage de ce dernier, il nous vient à l’esprit un mot d’Hérodote : le père de l’histoire félicite son pays d’avoir obtenu en partage le plus heureux mélange des saisons. Ici comme ailleurs, le secret de l’excellence et du succès se trouve dans la réunion, dans la pénétration réciproque des contraires. À côté d’une imagination constructive d’une richesse débordante, le Grec possédait un esprit de doute toujours en éveil, qui examinait tout froidement, et ne reculait devant aucune audace ; un irrésistible besoin de généralisation uni à une observation si active et si pénétrante qu’elle ne laissait pas échapper le plus menu détail des phénomènes ; une religion qui accordait pleine satisfaction aux besoins du cœur, et malgré cela n’entravait point la libre action d’une intelligence qui menaçait et même détruisait ses créations. Ajoutez à cela une foule de centres intellectuels ayant chacun son caractère propre et rivalisant les uns avec les autres ; une friction des forces continuelle qui excluait toute possibilité de stagnation ; enfin une organisation politique et sociale assez stricte pour réfréner les désirs vagues et puérils des gens médiocres, mais assez élastique pour ne pas mettre sérieusement en danger l’essor hardi des esprits supérieurs : telle est la réunion de dons naturels et de