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même au delà des premiers essais de simplification du monde matériel que l'on rencontre déjà dans Homère, dans l'Avesta ou même dans le livre de la Genèse. Mais les arguments sur lesquels repose cette théorie, et qui imposent à la pensée humaine avec une force irrésistible la croyance à l'intime affinité des innombrables éléments de la matière, n'en avaient point été ébranlés. Des postulats d'une importance égale, mais opposés et inconciliables, se trouvaient, semblait-il, en présence les uns des autres ; on aurait pu croire que le problème de la matière aboutissait à une impasse. Seule, la considération suivante pouvait le tirer de cette fâcheuse situation. Les prémisses de la théorie de la matière avaient été définitivement réfutées par les conséquences qu'on en avait tirées, conséquences radicalement fausses, comme nous le savons aujourd'hui, et difficiles à croire, comme pouvaient déjà s'en rendre compte les contemporains d'Anaxagore. Mais il n'en résultait pas que ces prémisses fussent nécessairement inexactes ; il se pouvait qu'elles fussent seulement incomplètes. Il n'était pas indispensable de les rejeter; il suffisait de les compléter. La pierre d'achoppement était écartée ; ce que nous avons appelé le second postulat de la matière, à savoir la croyance à la constance qualitative de celle-ci, pouvait être maintenu, si l'on considérait comme vraiment objectives non pas l'ensemble des qualités perceptibles par les sens, mais seulement une partie d'entre elles. La nouvelle théorie de la connaissance vint au secours de l'ancienne théorie de la matière. La distinction entre les propriétés objectives ou primaires et les propriétés subjectives ou secondaires des choses, tel fut le grand exploit intellectuel qui devait opérer et qui opéra en effet la réconciliation entre des prétentions jusqu'alors inconciliables. Par là, une nouvelle cime, incomparablement plus haute, quoique sûrement pas la cime suprême, était escaladée. Cet exploit, c'est Leucippe qui l'a accompli. Ainsi il a rendu des ailes à la spéculation philosophique, qui semblait condamnée à l'immobilité, ainsi il s'est acquis un titre impérissable. Le mérite, à peine moins grand, d'Anaxagore, son plus grand mérite, à' notre avis, est d'avoir, par la rigueur implacable de déductions qui ne reculaient pas devant les conséquences les plus absurdes, rendu visible même aux yeux les moins exercés, la nécessité de compléter la théorie de la matière.

Anaxagore a joui dans l'antiquité d'une haute estime, et cette estime, il l'a due, comme cela arrive si souvent, à peu près autant