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anaxagore

tout à fait énigmatique : la neige, prétendait Anaxagore, doit être sombre comme l’eau dont elle est formée, et, à quiconque le sait, elle n’apparaît plus du tout blanche. Nous saisissons la difficulté à laquelle s’est ici heurtée sa théorie de la matière : comment le rapprochement des particules de l’eau causé par le froid pourrait-il expliquer le changement de couleur qui se produit en même temps ? Il n’aurait servi de rien d’invoquer, en ce cas, la faiblesse de notre vue. Fermement convaincu que, en tout état de cause, les molécules de l’eau doivent garder une couleur foncée, le grand penseur s’est laissé prendre — nous serions tenté de le supposer — à une grossière erreur des sens. Pour l’examiner avec toute la netteté possible, il a sans doute contemplé le tapis blanc de l’hiver éclairé par le soleil jusqu’à ce que son œil ébloui ait commencé à le voir noir, et, dans cette illusion d’optique, il a cru trouver la confirmation d’une opinion préconçue[1]. Souvenons-nous de l’interprétation à peine plus extravagante des faits naturels que nous avons rencontrée chez Anaximène (p. 64), et la grandeur de cette méprise ne nous paraîtra plus guère impossible. Quant à l’objection que ne pouvaient s’empêcher d’élever contre lui les représentants de l’ancienne théorie de la matière : comment des objets essentiellement différents pourraient-ils agir les uns sur les autres, souffrir les uns par les autres ? cette objection avait perdu une partie de sa valeur depuis qu’Héraclite avait émis l’hypothèse de particules et de mouvements invisibles. « En tout, répondait-il, il y a des parties de tout » ; dans ce monde, « les objets ne sont pas (absolument) séparés et comme coupés les uns des autres avec une hache ». (C’est là, soit dit en passant, la seule expression figurée que l’on trouve dans la longue série de ses fragments.) Mais chaque objet est dénommé d’après l’espèce de matière qui se rencontre en lui en plus grande quantité, et qui, par conséquent, prédomine. Enfin, il cherchait à supprimer tout doute sur la réalité de l’Invisible en général, en faisant remarquer quelle résistance l’air invisible emprisonné dans une outre gonflée oppose à nos tentatives de compression.

  1. Cette explication — si hasardée à première vue — de la déclaration d’Anaxagore est fondée sur la contradiction choquante qu’il y aurait sans cela entre la base de toute sa théorie de la matière — foi inébranlable dans la vérité qualitative des perceptions sensibles — et l’affirmation que nous sommes en ce cas particulier trompés par la vue. D’ailleurs mon explication s’accorde de la manière la plus exacte avec les termes dont se sert Cicéron (Acad. quæst. IV 31), et dont les interprètes antérieurs n’ont pas trouvé le sens vrai : « sed sibi quia sciret aquam nigram esse, unde illa concreta esset, albam ipsam esse ne videri quidem ».