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anaxagore

choses est telle que les sens nous la montrent ; les choses sont indevenues et indestructibles ; il en est de même de leurs qualités — telles sont les trois propositions d’où est sortie la théorie de la matière qui porte le nom d’Anaxagore ; cette théorie est aussi caractéristique de la rigueur implacable de sa pensée que des lacunes de son esprit ; elle dénote en lui l’absence de cette peur instinctive — peut-être plus précieuse encore pour le naturaliste — des méthodes trop inflexibles ; faute de cela, il s’est éloigné d’autant plus de la vérité qu’il les suivait avec plus de conséquence. Cette doctrine est, en effet, à peu près exactement le contraire de ce que la science nous a appris sur la matière et sur sa composition. Les combinaisons en réalité les plus compliquées — les combinaisons organiques, notamment — sont pour le Klazoménien les matières fondamentales ou éléments ; des matières infiniment moins compliquées — bien que non simples — comme l’eau ou le mélange qui constitue l’air atmosphérique, représentent pour lui les combinaisons les plus disparates. Si jamais un puissant esprit s’est engagé dans une voie trompeuse et l’a suivie avec une inlassable persévérance, on peut dire que c’est Anaxagore dans sa théorie de la matière, puisque cette théorie est aux résultats de la chimie exactement ce qu’est le mauvais côté d’un tapis à son beau côté.

Voici comment il a raisonné. Considérons le pain. Il est fait de matières végétales, et contribue à nourrir notre corps. Mais le corps de l’homme ou de l’animal est formé d’éléments multiples : peau, chair, sang, veines, tendons, cartilages, os, poils, etc. Chacun de ces éléments se distingue des autres par sa couleur claire ou sombre, sa mollesse ou sa dureté, son élasticité ou son manque de souplesse, etc. Comment se peut-il qu’une aussi abondante multiplicité d’objets sorte d’un pain constitué de parties uniformes ? Il n’est pas croyable qu’il se produise un changement de propriétés. Il ne reste donc qu’une alternative : admettre que les nombreuses formes de matière contenues dans le corps humain sont déjà renfermées comme telles et sans exception dans le pain que nous mangeons. Leur petitesse se dérobe à notre perception. Car nos sens ont un défaut, une « faiblesse », qui est de ne percevoir que dans d’étroites limites. Le processus de la nourriture associe les particules imperceptibles à cause de leur petitesse, et les rend visibles à notre œil, sensibles à notre toucher, etc. Ce qui est vrai du pain est vrai aussi du blé avec lequel il a été préparé. Mais comment cette étonnante variété de particules