Page:Goldoni - Les chefs d'oeuvres dramatiques, trad du Rivier, Tome II, 1801.djvu/222

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
219
Comédie.

d’écrire des comédies ! vous leur êtes redevable cependant de la protection du roi, et, qui plus est, d’une pension annuelle de mille livres.

Moliere.

Oui, si je n’étais retenu par l’obligation de travailler aux plaisirs d’un aussi grand monarque, j’irais, de ce pas, prendre encore parti dans la troupe : je me condamnerais, sur une montagne, à la vie solitaire d’un hermite, plutôt que de traîner pour le théâtre une existence aussi pénible.

Léandre.

Mais, répondez-moi, de grace : que vous est-il arrivé de nouveau ?

Moliere.

Ah ! ne me faites point parler… Au nom de Dieu, taisez-vous. Le public est un indiscret que rien ne contente : combien de dégoûts, combien d’ennuis ne m’a-t-il pas fait supporter ? Et la disgrace que m’attire aujourd’hui mes cruels ennemis, la mettrez-vous, dites-moi, au rang des disgraces communes ?

Léandre.

Vous voulez parler sans doute de la défense de jouer le Tartufe.

Moliere.

C’est cela même, Monsieur, c’est cela. Comment ! la salle était éclairée ; déjà les garçons de théâtre tenaient la corde en main, pour lever le rideau ; nous étions habillés ; les loges, le parterre, la scène même, (suivant le louable usage établi en France)[1] tout était plein. Un messager arrive, porteur d’un ordre du roi, où je lis la fatale défense de jouer le Tartufe.

  1. Cet usage, ou plutôt cet abus existait en effet du temps de Moliere, et n’a été réformé que long-temps après lui. Aucune vérité dans le costume, une déclamation ridiculement ampoulée, des gestes faux, et toujours à côté de la nature ; pas la moindre illusion d’optique ; une foule de spectateurs indécemment confondus, sur la scène avec les acteurs qu’ils troublaient par leur chuchotement continuel ; tel était alors l’état de la scène ; et c’est ainsi que furent représentés les chef-d’œuvres de nos grands Maîtres : ils réussirent cependant, tandis qu’aujourd’hui, une simple méprise, une bévue de garçon de théâtre suffisent pour faire tomber une pièce. Il y a, sans doute, une raison de cela.