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prendre congé des mânes de ses parents, il se rendit, selon l’usage de tous les ambitieux, à Pétersbourg, où, comme on sait, vient se jeter, de tous les coins de l’empire, notre pétulante jeunesse, pour servir, servir à outrance, ou tout bonnement pour embrasser la superficie de notre fausse, froide, fade et incolore civilisation de salon. Les aspirations ambitieuses d’André Ivanovitch furent, très-peu de temps après son arrivée, servies à souhait par son oncle le conseiller d’État actuel Onoufri Ivanovitch ; il fut, grâce à cette protection très-active, très-inquiète, attaché à je ne sais quel département d’affaires.

Où ne trouve-t-on pas de jouissances à cet âge ! Notre jeune employé est à Pétersbourg, il est content, malgré sa physionomie un peu effarouchée. Il y a dans l’air un froid craquant de quelque trente degrés Réaumur. Le terrible enfant du Nord, le chasse-neige tourbillonne en furie, dérobant aux yeux les trottoirs sous une houle inégale et bizarre, aveuglant à plaisir le passant, poudrant en lourds bourrelets les collets de fourrures, les moustaches des hommes, les naseaux des bêtes ; mais, à travers le glacial et redoutable feu croisé que se font en l’air les frimas, il est quelque part, à un quatrième ou cinquième étage, une petite fenêtre qui projette une joyeuse lumière, et dans la chambrette qu’elle révèle, au jour de deux modestes stéarines, au bouillonnement de la bouilloire à thé, bat un cœur chaud qui s’entretient solitairement avec une âme pure ; là se lit une belle page d’un poëme russe plein d’inspiration (tel que Dieu daigne parfois en gratifier sa Russie), et qui embrase, qui élève l’imagination d’un chaste jeune homme comme il n’arrive pas, comme il ne peut arriver dans d’autres pays situés sous un ciel plus splendide.

Bientôt Téntëtnikof fut accoutumé à son service, bientôt même le service public cessa d’être, comme il l’avait supposé d’abord, la première affaire, le premier but de son existence, et il fut relégué par lui au second plan. Il contribua, par la répartition des heures de bureau, à lui faire mieux apprécier les minutes de liberté et les jours de loisir. Son oncle, le conseiller d’État actuel, s’était mis en tête