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le mort, il ne donne plus la vie. Au bout de deux ans du nouveau régime on ne pouvait plus reconnaître l’institution. Téntëtnikof était d’humeur douce et honnête ; il dut bien prendre quelque part aux orgies nocturnes de ses camarades, assister à des profanations, entendre des paroles sacrilèges ; mais son âme, jusque dans le sommeil, se rappelait sa céleste origine ; il ne se laissa nullement séduire à ces fausses et coupables joies, et il ferma les yeux pour laisser passer ces courants vertigineux et fantastiques. Il y avait en lui une ambition déjà fort éveillée, mais il n’avait ni activité ni carrière. Il eût mieux valu pour lui qu’il n’eût pas eu de hautes visées… Le mal était fait. Il écoutait MM. les professeurs qui s’agitaient, s’échauffaient à froid dans leur chaire, et il se rappelait le défunt qui, sans jamais élever la voix, savait donner clarté et gravité à sa moindre phrase en restant toujours maître de sa parole.

Que de cours et quels cours ne suivit-il pas sous ses nouveaux maîtres ! médecine, chimie, philosophie, histoire universelle… et dans quelles énormes proportions ! Le professeur de chacun de ces objets parvenait à peine au bout de trois ans à sortir de son introduction. Il dut prendre une connaissance détaillée de l’origine et des développements du régime de la commune et du droit communal de Dieu sait quelles villes allemandes ; mais tout cela restait dans sa tête à l’état de matériaux ébauchés. Grâce à son esprit naturel, il comprit que tout cet enseignement était indigeste, et il n’entrevoyait pas comment il aurait dû être réglé. Tout le ramenait à regretter Alexandre Pétrovitch ; il avait tant de chagrin de sa perte, qu’il eût donné les deux tiers de sa fortune pour qu’il lui fût rendu. Mais la jeunesse est heureuse en ce qu’elle a de l’avenir ; à mesure que le temps s’écoulait vers l’époque de sa sortie des bancs, il sentait son cœur bondir d’espérance, et il disait : « Ce n’est pas encore ici la vie, c’est un temps d’initiation ; la vraie vie est dans le service public : c’est là qu’il faut tendre. »

Et, sans accorder un souvenir aux beaux sites qui frappaient si vivement tout voyageur, sans même être allé