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prissent pas de lui comment la laideur se déguise. C’est qu’aussi tout lui était si bien connu, qu’on eût dit qu’il avait lui-même passé par toutes les conditions et dans tous les emplois.

Est-ce parce que l’ambition naturelle était déjà vivement excitée, et que dans le regard de ce maître sympathique, on croyait lire le mot : « En avant ! » mot éminemment russe, qui trouve tant d’échos chez le Russe, et produit des merveilles sur sa nature intime ? est-ce par quelque autre cause encore qui nous échappe ? ce qu’il y a de certain, c’est que, dans cette institution, l’enfant, à peine arrivé à l’adolescence, avait soif et faim de difficultés, de travaux, d’activité, et l’élève sortant aspirait aux emplois où il y a le plus de grands obstacles à vaincre, où l’âme doit forcément déployer le plus d’énergie. Peu étaient admis au cours supérieur ; mais ceux qui avaient passé par là étaient des hommes forts, des hommes qui, dans le service public, faisaient, au bout de quelques mois, l’effet de gens cuirassés de bronze contre tout ce qui veut arriver au cœur pour l’amollir et le corrompre. Ils se maintenaient fermes et purs, dans les places les plus exposées, tandis que beaucoup d’hommes infiniment plus déliés qu’eux, se sentant défaillir devant les plus minimes désagréments personnels, abandonnaient la position, ou bien se laissant dominer et succombant à l’indolence, se sentaient dans les mains des concussionnaires et des fripons. Les anciens disciples d’Alexandre Pétrovitch tenaient bon ; ils avaient une idée exacte de la vie et des vices de l’homme, et comme, grâce à leur trésor de sagesse, ils ressemblaient à des incarnations de l’austère et courageuse probité, ils ne tardaient pas beaucoup à exercer un ascendant inévitable, irrésistible, même sur les plus corrompus.

La personnalité de cet excellent maître fit une impression des plus profondes sur André Ivanovitch Téntëtnikof, lorsque ce dernier était encore bien jeune.

Le cœur impétueux de l’ambitieux enfant battit longtemps avec force sous la pensée qu’il arriverait au cours supérieur ; Téntëtnikof, à l’âge de seize ans, y était parvenu, et lui-même avait peine à y croire, et il en était