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réservée aux seuls écoliers d’élite, classe qui n’avait aucune espèce d’analogie avec le système arriéré des autres établissements. Ici il demandait à de jeunes hommes fortement disciplinés et à sa main ce que d’autres demandent, exigent follement de pauvres enfants qui n’ont pas eu le temps encore de se sentir vivre : cette raison supérieure d’après laquelle ils savent s’abstenir de rire et de railler, entendent parfaitement raillerie chez les autres, laissent libre un étourdi, un sot, ne se fâchent point, ne s’emportent ni ne se vengent jamais, et demeurent enfin constamment dans un calme de cœur et d’esprit dignement imperturbable, ce qui est, à coup sûr, la santé même du jugement. Tout ce qui est propre à faire du disciple un homme de conscience, de courage et de principes, était mis en œuvre, et le maître en faisait lui-même, sur ses jeunes amis, les plus fréquentes et les plus ingénieuses épreuves, Oh ! que cet homme était profondément versé dans la science de la vie !

Il venait chez lui un bien petit nombre de maîtres du dehors ; il enseignait presque tout lui-même. Il s’abstenait de tous les grands mots si chers aux pédants, de toutes les subtilités quintessenciées si familières aux cerveaux creux nourris d’abstraction, et on ne voyait découler de ses lèvres que ce qui est l’âme même de la science, de sorte que l’enfant même en pouvait percevoir nettement le but, l’utilité. De toutes les sciences, il ne s’attachait qu’à celles qui produisent l’utile citoyen, le digne enfant de la patrie. Beaucoup de séances étaient consacrées à expliquer aux jeunes gens ce qui attend le jeune homme à son entrée dans le monde et dans le cours de sa vie ; et il dévoilait à l’adolescent tout l’horizon de l’homme fait, avec des couleurs et sous des traits si vifs, si naturels, que l’écolier assis sur les bancs se voyait déjà voué au service de son pays et vivait de sa vie future. Tous les chagrins, tous les obstacles que l’homme rencontre sur sa route, toutes les tentations, tous les scandales qui se dressent séduisants devant lui, il les rapportait, les présentait dans toute leur nudité, sans rien gazer de leurs traits, pour qu’ils n’ap-