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procédé de relâchement apparent, que des effluves moraux des enfants lui étaient aussi indispensables que les éruptions à la peau le sont au médecin impatient de savoir, par ces symptômes, la qualité véritable des humeurs et des affections de toute l’économie animale de ses malades.

Alexandre Pétrovitch était adoré de ses élèves. Il y en avait qui avaient bien moins d’attachement pour leurs propres parents ; j’irai plus loin, et j’affirme que dans plusieurs, qui étaient parvenus à l’âge des entraînements insensés, leur passion la plus effervescente le cédait en puissance à l’amour qu’ils avaient pour lui. Jusqu’à son jour suprême, jusqu’à son dernier soupir, l’élève reconnaissant, quand venait le jour anniversaire de la naissance de son cher maître, faisait au moins, d’un bras appesanti par la fièvre, le geste de boire au salut du sage ami qui était depuis longtemps dans la tombe, puis il fermait les yeux et lui faisait le pieux hommage de ses larmes.

Il y avait beaucoup de notions scientifiques en faveur dans notre monde russe, qu’il jugeait superflues et même nuisibles au développement désirable de chacun de ses disciples, beaucoup de cette vaine et sotte gymnastique de l’esprit introduite chez nous par messieurs les Français, comme des récréations du bel air[1] ; il y substitua divers métiers qui s’exerçaient sous des hangars, dans tous les coins et recoins du préau et des jardins.

Il gardait fort peu de temps les enfants mal doués ; le cours d’études de ces tristes sujets-là était à dessein très borné. En revanche, les adolescents bien doués avaient devant eux la perspective d’un cours presque double de celui qu’on se proposait partout ailleurs, et ils l’abordaient avec orgueil. Il y avait, en outre, une classe supérieure

  1. Probablement les charades en action, les bouts-rimés, la danse, l’escrime, la main chaude, pigeon vole, avec tout l’attirail des gages et des pénitences, tous les petits jeux, et peut-être même les petites représentations théâtrales. Voilà un bien grand abatis dans les importations des nobles Français de l’émigration, précepteurs et modèles pourtant alors de presque tous les Russes les plus marquants d’aujourd’hui. Gogol inclinait à l’utilitarisme.