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entre la partie d’échecs et le souper, c’est ce qu’il est beaucoup plus difficile de dire ; cependant je ne crois pas faire de tort au bârine en insinuant l’hypothèse qu’il ne faisait rien du tout.

C’est ainsi que passait son temps dans la solitude un homme de trente-deux ans, que l’on peut se représenter assis des trois ou quatre heures durant, tout le jour, avec des intermittences déambulatoires de dix à douze minutes, toujours en robe de chambre et sans cravate. Il ne faisait point de promenade, d’exercice au dehors ni à pied ni à cheval, n’ouvrait pas même sa fenêtre pour aérer l’appartement, et l’admirable paysage que ne pouvait contempler de sang-froid aucun des rares hôtes qu’il recevait, n’existait réellement pas pour le maître de ces champs et de ces villages. À tous ces traits, le lecteur peut voir qu’André Ivanovitch Téntëtnikof appartenait à la famille de ces hommes de Russie qui échappent à toute traduction quelconque, qui étaient jadis nommés, selon la nuance, ouvalni, légéboki ou baïbaki (fainéants, casaniers, solitaires, etc.), et que je ne sais plus comment désigner aujourd’hui, faute d’un sobriquet plus moderne.

Ces caractères-là naissent-ils spontanément ou se forment-ils par agrégation successive d’empreintes et de traits résultant des circonstances ? Au lieu de chercher à répondre en trois mots comme ce serait mon droit, je vais libéralement raconter l’histoire de son éducation. Tout, à l’époque de son enfance et de son adolescence, semblait conspirer à faire de lui quelque chose de bon. Petit garçon de douze ans, intelligent, spirituel, un peu rêveur, un peu chétif, il eut le bonheur de tomber dans une école publique dirigée en ce temps-là par un homme trop peu ordinaire : ce directeur était l’idole de la jeunesse ; Alexandre Pétrovitch, c’était son nom, avait un sens particulier pour distinguer dans l’enfant même la nature de l’homme. Et comme il connaissait le cœur et le caractère proprement russes ! Comme il savait par cœur et à fond chacun des élèves de son établissement ! Comme il s’entendait à les stimuler ! Il n’y avait pas d’espiègle, qui, après une étour-