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pas l’un et l’autre : et il est ici, il sait tout, il entend tout, j’en suis bien aise.

— Où est le bârine ?

— Eh, à sa fenêtre, il voit et entend tout, je te dis. »

Et, en effet, le bârine était là qui regardait ; mais qu’aurait-il pu entendre ? Un petit garçon, qui venait d’être fessé par sa mère, criait comme un beau diable ; un chien de basse-cour hurlait affreusement pour avoir été échaudé par un scélérat de marmiton qui se pâmait de rire sur le seuil de la cuisine, à voir l’animal se rouler convulsivement dans l’herbe. Bref, tout, dans cette avant-cour, était vie, mouvement, action et animation, et il y avait pour le bârine de quoi entendre et voir, ne fût-ce que comme contraste avec lui-même. Mais ce n’est que dans les cas où le vacarme devenait insupportable, au point de troubler ce doux état de ne rien faire et de n’y penser pas qui lui était habituel, qu’il se sentait réveillé de sa langueur végétative et de son engourdissement moral, et que, d’autorité, il rappelait alors ses gens à plus de réserve.

Deux heures avant le dîner, il passait dans son cabinet pour s’occuper sérieusement d’un ouvrage qui devait embrasser la Russie considérée sous tous ses rapports, civil, politique, religieux, philosophique, trancher les problèmes embarrassants, les questions que le temps lui a posées, et définir clairement un grand avenir : bref, tout… tout, et cela sous les amples formes qu’affecte le publiciste de notre temps. Mais jusqu’à cette heure la colossale entreprise est encore à l’état de simple idée ; il est vrai qu’en de rares moments, à de longs intervalles, la plume a crié et il a paru sur le papier des embryons de projet : mais tout cela est glissé, enfoui sous le papier buvard, et le futur grand publiciste s’arme d’un livre quelconque, qui ne sort plus de ses mains jusqu’au dîner. Ce livre s’ouvre, se ferme, se prend et se quitte cent fois pendant le ragoût, pendant le rôti, pendant la pâtisserie, de sorte que certains plats se refroidissent, d’autres sont remportés intacts. Ensuite vient la pipe, puis le café, puis le bârine fait une partie d’échecs avec et contre lui-même. Ce qu’il faisait