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lui, tous les jours se suivent et se ressemblent, mon lecteur pourra de lui-même se faire une idée du caractère de l’homme et juger jusqu’à quel point sa vie répondait aux beautés dont il était entouré.

Le matin, il se réveillait fort tard, et, sans quitter son lit, il se tenait longtemps sur son séant en se frottant les yeux ; et comme ses yeux malheureusement étaient petits, il les frottait une demi-heure durant sans parvenir à les rendre grands. Pendant tout ce temps, il y avait debout contre la porte de sa chambre son domestique, Mikhaïlo, armé d’une aiguière posée dans un grand bassin de cuivre et surmontée d’un ample essuie-main. Une heure s’écoulait ainsi ; le maître bâillait, s’étirait, rêvait ; le pauvre Mikhaïlo, fatigué de sa position, déposait sa charge, allait faire un tour à la cuisine, puis revenait voir si le maître, toujours assis sur le lit, avait réussi à s’éveiller tout à fait. À la fin André Ivanovitch se lavait à grande eau et à grand bruit, passait sa robe de chambre et se rendait à pas comptés au petit salon pour prendre le thé, le café, le cacao et même une jatte de lait chaud, le tout lentement et cuillerée à cuillerée, avec un grand dégât de pain émietté par terre parmi les cendres de sa pipe ; il consacrait à cela deux heures d’arrache-pied, puis il se munissait d’une tasse de thé versé pour être pris froid, et se transportait, cette tasse à la main, à une fenêtre donnant sur la cour. Sous cette fenêtre, à cette heure-là, se passait chaque jour la scène suivante : d’abord c’était Grigori qui beuglait, Grigori le buffletier, s’adressant à Perfilievna la femme de charge ; il lui criait :

« Ah ! vieille damnée, infernale sorcière, est-ce qu’une coquine de ta sorte ne devrait pas au moins se taire ?

— Çà, ne veux-tu pas finir, tiens, cela, toi ? glapissait la vieille en montrant le poing et en grimaçant (car elle était fort aigre en tout, quoiqu’elle aimât beaucoup le raisin sec, les conserves et toutes les douceurs confiées à sa garde).

— Est-ce qu’on ne sait pas ta connivence avec l’intendant ? L’intendant est… est un pillard, justement de ta trempe. Et tu t’imagines que monsieur ne vous connaît