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À quel privilégié entre ses semblables appartenait ce paradis, petit éden du district de Frémalakchaneki ?

À André Ivanovitch Téntëtnikof, jeune gentilhomme de trente-trois ans, célibataire. Mais encore, quel est-il, qui est-il, qu’est-il ?… ses habitudes, ses manières, son caractère, quel homme est-ce enfin ? Là, là, là… mes chères lectrices ! Il n’y a, je crois, rien de mieux à faire que de questionner ses voisins. D’abord son voisin Brandérof, qui a appartenu à la famille aujourd’hui éteinte des anciens beaux et gaillards officiers en retraite ; celui-ci appliquait à André Ivanovitch cette expression un peu dure : « C’est un franc animal. »

Un brave général, dont le bien et la maison sont situés à dix verstes de ceux d’André Ivanovitch, disait : « André Ivanovitch n’est pas un sot, tant s’en faut, mais il s’est fourré beaucoup de chimères dans la tête. Je pourrais lui être utile… car, enfin, j’ai d’assez grandes relations dans Pétersbourg et même en haut lieu… » Le général n’achevait jamais cette phrase. Le chef de police du district, interrogé, donnait à sa réponse ce tour particulier : « André Ivanovitch est gentilhomme, bon ! mais son sang civil n’est rien qui vaille, et voilà que demain j’irai lui porter une cédule qui ne lui fera pas plaisir. » Le paysan interrogé sur son maître garde le silence… Il y a peut-être lieu de conclure de tout cela que l’opinion lui est plutôt contraire que favorable dans le district.

À parler sans partialité, André Ivanovitch n’est pas un vilain homme, c’est tout bonnement un enfumeur du ciel[1]. Eh, mon Dieu, il y a beaucoup de gens qui ne font autre chose pendant de longues années que d’enfumer la voûte céleste… et pourquoi Téntëtnikof ne pousserait-il pas aussi à loisir là-haut un peu de fumée ?

Au reste, pour preuve de ma bonne volonté en cette occasion, voici le détail d’un jour de sa vie, et comme, chez

  1. Comme on dirait un gobe-mouche, un désœuvré, un oisif, qui bat l’eau pour faire des ronds, qui fume pour faire quelque chose et ne fait autre emploi de ses dix doigts que de soutenir le tuyau de sa pipe de l’air du monde le plus préoccupé.