Page:Gogol - Les Âmes mortes, tome 2, trad Charrière, 1859.djvu/87

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

rose et d’azur céleste, percent les toits rouges d’une habitation seigneuriale, les frontons à dentelles des chaumières voisines, le faîte dominant de la maison du maître ornée d’un balcon et d’une grande fenêtre cintrée ; et, plus haut que toute cette masse énorme de bois et de toitures, une vieille église élève ses cinq coupoles d’or reluisant, et au-dessus des cinq coupoles, cinq croix grecques taillées à jour y sont affermies par de belles chaînes dorées, de telle manière que, de loin, on croyait voir briller dans l’air, sans aucun support apparent, des jets vifs d’or de ducat resplendissant en lueurs miraculeuses. Et tout cet ensemble renversé (coupoles, toitures et croix) allait se refléter en bas, au loin, dans les anses de la rivière. Là, les pins aux douces senteurs résineuses, les uns debout sur le bord, les autres aux trois quarts plongés dans l’eau, inclinent vers elle leurs branches, y trempent leur feuillage emmêlé de bodiague[1] ambiante qui flotte à la surface comme pour les unir aux nénufars ; et, dans cette attitude méditative, ils semblent tout occupés à contempler cette réfraction oscillante des cimes du vieux temple.

Vu d’en bas, tout cela était fort beau ; mais la vue dont on jouissait du perron, du balcon et des fenêtres de l’habitation seigneuriale, l’emportait et de beaucoup. Pas un des amis du propriétaire de ce panorama ne pouvait demeurer de sang-froid à ce spectacle… chacun en le voyant respirait à pleine poitrine et s’écriait : « Mon Dieu, le beau tableau ! » C’est qu’en effet on avait de ce point élevé des espaces immenses, sans bornes : derrière des prairies émaillées de bocages et semées de moulins à eau, verdoyaient au loin plusieurs zones de forêts ; à travers l’atmosphère qui commençait à devenir plus gazée, jaunissaient les sables ; puis venaient des bois encore, mais bleuissants, comme une mer ou comme un brouillard détrempant les lointains ; puis de nouveau des sables, mais bien plus pâles que les premiers, et pourtant d’un ton encore jaunâtre ou paillet. Tout à l’extrémité de l’horizon se dressaient,

  1. Éponge de rivière.