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Mais aussi quelles solitudes et quels recoins ! Ce qui s’offre à nous en ce moment, c’est une interminable chaîne de monticules comparables aux remparts gigantesques de quelque immense forteresse à bastions percés de meurtrières allant sinueusement projeter leur ombre coupée en zigzags sur un espace de plusieurs centaines de kilomètres. Ces monts s’élèvent magnifiquement à travers des plaines sans limites, tantôt perpendiculaires à pic comme des murailles de calcaire argileux, bigarrées, rayées, fouillées par des jets vifs d’eau pure, par des fissures, des cavées ; tantôt arrondis en mamelons gazonneux, couverts, comme d’une toison d’agneau, par le jet vif et serré de la racine des arbres abattus ; tantôt enfin fuyant en sombres fourrés échappés comme par miracle aux dévastations de la hache. La rivière, ici fidèle à ses rives, se creuse ailleurs des coudes et des circuits, là fait un écart, scinde les prairies, et, après avoir gagné par cent petits courants capricieux, un espace libre, s’épanche en vaste miroir pour y réfléchir à la fois et le vif éclat du soleil et l’ombre épaisse d’un bois de bouleaux, d’aunes, de frênes et d’érables ; plus loin, elle s’échappe triomphalement à travers les ponts, les moulins et les digues, qui semblent eux-mêmes en course avec elle ou lancés à sa poursuite, mais forcés par leur impuissance de s’arrêter à chaque brusque détour que fait la coquette.

Il est un point où le rapide versant s’enfonce fort avant dans les bois et disparaît sous cette ample et luxuriante chevelure, et c’est là comme un lieu de rendez-vous des forces végétales du Nord et du Sud. Le chêne, le sapin, le poirier sauvage, l’érable, le merisier, le hêtre, le tremble, le sorbier, le lierre et le houblon enchevêtrés, tantôt se soutiennent l’un l’autre et s’excitent à grimper, suivis de l’impuissant liseron, tantôt s’étreignent et se crochètent l’un l’autre, forcés alors de se jeter ensemble horizontalement de manière à couvrir toute cette partie de la montagne d’un filet d’une étendue et d’une complication capables de rappeler, même à des sauvages, le fouillis des forêts vierges. Mais tout au haut de cette mer de verdure, à travers les clairs que forment, sur ce fond, les cimes mi-parties de jaune, de