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même extravagant, est prompt à envoyer tout au diable, le moyen qu’il n’aime pas la vitesse, la vitesse qui, pour lui, a quelque chose de magique, d’enchanté, de fascinateur et de triomphant !

La vitesse en voyage, c’est comme une force secrète, une puissance occulte qui vous a pris et vous transporte sur ses ailes ; vous traversez les airs, vous fuyez, tout fuit avec vous ; les poteaux indicateurs fuient, les convois de marchandises fuient, d’un et d’autre côté ; des forêts aux sombres rangées de pins et de sapins fuient, volent en rendant un bruit de haches destructives ou de croassements voraces ; la route tout entière fuit, se perd dans un lointain où l’on ne distingue plus rien, rien qui ait une forme accusée si ce n’est peut-être un pan du ciel, et la lune sans cesse déchiquetée par l’interposition du nuage mobile. Ô troïka, troïka, oiseau-troïka ! il ne faut pas demander qui t’a inventée ; tu ne peux avoir été conçue, tu ne pouvais naître et paraître qu’au sein d’un peuple vif et agile, sur un territoire géant qui s’étend sur la moitié du globe, et où, en route, nul sous peine de vertige ne s’amuse à compter les poteaux.

Dans ta configuration, tu n’as pas une bien belle apparence, ô télègue, britchka rustique, kibitque, équipage de route, d’hiver ou d’été, tu n’es pas un objet d’art fait pour arrêter les regards : du bois sec, une hache, une doloire, un bras agile, et te voilà sur pied ; il n’y a pas un paysan d’Iaroslaf qui ne soit propre à cette construction. La troïka est attelée ; et l’homme ? quel homme ? l’homme pour conduire ? Eh tenez, c’est, si vous voulez, ce même paysan. « Bon ! qu’il chausse donc ses bottes fortes ! » Plaisantez-vous ? il n’est pas postillon allemand, il n’a pas de bottes fortes et se passe même de toute chaussure. Il a ce qu’il faut : des mitaines aux mains et de la barbe au menton ! Voyez-le, Dieu sait sur quoi il se tient en équilibre ; il a entonné sa chanson, il est parti, c’est le tourbillon, les jantes des roues sont confondues et semblent une surface plane du centre à la circonférence ; la route frémit à l’approche de l’impétueux attelage, le piéton se range, en jetant une ma-