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à demi voilés par le sommeil ! S’il allait être fâché ! sans doute pour vous, lecteur, peu importe que Tchitchikof soit fâché ou non ; mais l’auteur, le poëte, c’est bien différent : il doit avoir bien garde de se brouiller avec son héros, surtout lorsqu’il reste encore bien du chemin à faire avec lui, et c’est justement ici le cas.

« Hé, toi ! à quoi penses-tu ? que fais-tu ? dit Tchitchikof à Séliphane.

— Qu’est-ce qu’il y a, maître ? répondit Séliphane d’une voix lente et nasillarde.

— Comment, quoi ? vois donc, brute, comme tu mènes ! Plus vite, plus vite ! »

Il est de fait que, depuis plus d’une bonne heure, Séliphane menait les yeux fermés, secouant les rênes, de temps en temps, par pur instinct, sur les flancs des chevaux qui dormaient aussi, mais en mettant un pied devant l’autre ; Pétrouchka, qui depuis longtemps, à son insu, n’avait plus de casquette, dormait côte à côte avec Séliphane ; celui-ci était penché en avant, Pétrouchka était tout renversé en arrière ; son corps et sa tête se balançaient avec une souplesse parfois si risquée que sa nuque heurta aux genoux le bon Tchitchikof, qui, sans colère, lui donna sur le nez une bonne chiquenaude. Séliphane reprit tout à fait son gouvernement, il appliqua plusieurs coups de fouet sensibles sur le dos du tigré, que cette circonstance détermina à prendre son meilleur trot, et il n’y eut plus qu’à promener l’instrument sur les autres. Ce ne fut plus le trot, ce fut alors un galop rapide et harmonieux. Tchitchikof sourit et se plongea délicieusement entre ses coussins de maroquin. Séliphane criait : « Ehk ! ehk ! ehk ! » en faisant de petits bonds sur son siége, et le troïge, tantôt gravissait, tantôt redescendait une des montées dont la route se composait en cet endroit ; l’équipage en ce moment suivait l’inclinaison d’une longue, très-longue descente ; Tchitchikof était triomphant ; il adorait la vitesse. Au fait, quel Russe n’aime pas la vitesse en voyage ? lui qui se plaît à tourbillonner, à franchir d’un bond l’espace, à toucher sans délai le bout et le fond des choses, lui qui, pour un désir