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sion de voir quelques douaniers tous abondamment fournis d’élégants colifichets et bimbelots venus de l’étranger ; il avait admiré ces figurines de porcelaine, ces fins mouchoirs de batiste qu’ils envoyaient à leurs commères, à leurs tantes et à leurs sœurs. Vingt fois il s’était dit en soupirant : « Voilà, voilà un service ! il faut viser là ; près de la frontière, on trouve des gens plus polis, plus civilisés, et il y est facile, je crois, de s’approvisionner de chemises en toile de Hollande ! » Ajoutons qu’il rêvait en outre beaucoup d’un certain savon français qui donnait, disait l’étiquette, sous toute garantie, une grande blancheur à la peau, et aux joues une fraîcheur merveilleuse. Ce savon, il en avait oublié le nom, mais il s’en présentait certainement de temps en temps à la frontière. À l’époque où il avait commencé à rêver ainsi service de douane, il était retenu par les divers profits courants de la commission des bâtiments de la couronne, et alors la douane en perspective lointaine était pour lui comme la grue planant sous les nuages ; la commission n’était qu’une mésange, un simple moineau, mais un moineau qu’il tenait dans la main. Depuis qu’il ne tenait plus le moineau, il s’était repris à l’idée de la grue, et il fit tant et tant qu’à la fin on l’admit au service de la douane.

Tchitchikof se rendit promptement au poste de la frontière qui lui avait été indiqué, et dès les premiers jours il déploya dans ses fonctions une animation extraordinaire. Il semblait que la nature l’eût créé douanier, tant il montrait d’habileté et pour ainsi dire de flair ; il ne lui fallut pas un mois pour être au courant de tout et pour se faire la main aux objets ; sans peser, sans mesurer, il savait au seul vu collectif de la facture et de l’article à peine mis à découvert par un coin, combien il y avait d’aunes dans la pièce, de bouteilles dans la caisse, de bobines dans le carton ; il lui suffisait de pousser du genou une balle pour dire à l’instant combien elle pesait de livres. Quant à la visite proprement dite, c’est là surtout qu’il brillait ; aussi ses camarades disaient-ils, le louant sincèrement à leur manière, que c’était un chien, un vrai chien. Quiconque était de la partie ne pouvait en effet qu’admirer la patience avec