Page:Gogol - Les Âmes mortes, tome 2, trad Charrière, 1859.djvu/64

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Le plaideur enchanté retournait chez lui et se disait avec enthousiasme :

« Eh bien, à la fin, voici un homme comme il nous en faudrait bien quelques milliers ; mais c’est tout bonnement une perle fine que cet homme-là ! »

Mais il attend un jour, un second, puis un troisième jour ; le matin du quatrième, ne voyant encore rien venir, il retourne au greffe, il s’informe… on n’avait pas même secoué la poussière de son dossier. Il accoste avec précaution la perle fine.

« Pardonnez-moi, je vous en prie, dit Tchitchikof en prenant gracieusement les deux mains de son homme ; nous sommes littéralement débordés par les affaires, mais pour demain ce sera fait, comme je vous ai dit ; oui, demain, demain, car j’ai vraiment conscience. »

Et toutes ces bonnes paroles étaient accompagnées d’un ton affectueux et de poses charmantes. Mais ni le lendemain, ni le surlendemain, ni les jours suivants, rien n’était apporté du greffe. Le plaideur, après avoir passé loin des siens une quinzaine ou tout un mois à la ville, réfléchissait, s’informait plus adroitement, et apprenait que c’étaient les simples commis qu’il fallait intéresser.

« Bon, qu’à cela ne tienne ; je vais donner un rouble à chacun de ces trois là-bas.

— Non, ne donnez qu’à un seul, mais un assignat blanc[1].

— Comment, un assignat blanc à un petit commis ! vous plaisantez !

— Ne vous fâchez pas, ce sera justement comme vous dites ; sur votre billet blanc il y aura bien un rouble ou deux pour les petits commis, le reste ira à leur supérieur. »

Après une explication pareille, le plaideur se frappait le front et fulminait, dans son for intérieur, contre les nouveaux us des antres de la chicane, où l’on est rançonné en douceur, détroussé avec bienséance et ruiné noblement par des raffinés. Auparavant, du moins, on savait tout de suite ce qu’on avait à faire : on présentait à l’employé

  1. De vingt-cinq roubles.