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renouvelait à la sortie de la messe ; on en fut frappé, on joua de la prunelle, des paroles furent échangées, et la partie admirablement liée. Le terrible greffier s’humanisa jusqu’à dire bonjour à son subordonné, et le soir, se penchant à son oreille, il l’invita à venir prendre chez lui une tasse de thé en famille. Nul, dans le greffe, ne s’était encore aperçu de rien que déjà Tchitchikof était devenu commensal, ami intime et factotum dans cette maison où l’on ne pouvait plus se passer de lui un seul jour et où il avait sa chambre ; c’est lui qui achetait le sucre, les pâtés, la farine et le gibier ; ses manières avec la demoiselle étaient celles d’un prétendu ; il appelait le père du nom de papa, et parfois, dans ses enfantillages affectés, il lui baisait la main. Dans la ville et au palais ce fut bientôt la nouvelle du jour ; tous se mirent en tête que le mariage aurait certainement lieu avant le grand carême[1].

Le farouche greffier, très-sobre de présentations, avait par cela même une grande influence qu’il exerça en faveur de son jeune ami, et Tchitchikof, peu de temps après une instante recommandation de ses talents et de son zèle, obtint d’emblée une place de greffier qui était venue à vaquer fort à propos. Le but, l’unique but de la liaison que nous venons de décrire, devint alors évident pour tous les yeux. Le lendemain matin du jour où il prêta le serment d’usage, ayant fait venir son domestique serf de très-bonne heure, il fit enlever, sans le moindre bruit, de chez son ami, le coffre d’effets de tout genre qu’il y avait apporté, et, le jour suivant, il était installé dans un nouveau logement. Dès lors devenu greffier lui-même, il n’appela plus l’autre papa, et, bien entendu, il ne lui baisa plus la main, et quant à la noce, il en fut moins question que jamais : car, après tout, le mot mariage, en aucune occasion, n’était sorti de la bouche de Tchitchikof. Pourtant, chaque fois qu’il rencontrait son bonhomme de collègue, il lui serrait chaleureusement la main et ne manquait pas de l’inviter à venir chez lui le soir sans façon

  1. En Russie, aucun mariage n’est célébré pendant le carême.