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il n’était, à proprement parler, ni lésineur, ni avare ; il ne se laissait dominer par aucune passion abjecte, mais avant tout il avait l’esprit et le cœur remplis d’agréables visions d’une vie pleine de douceurs et de plaisirs, au sein d’une certaine abondance ; il entrevoyait dans un gracieux lointain des équipages à lui, une maison bien fournie, une bonne table : voilà ce qui se jouait perpétuellement dans son imagination. C’est uniquement afin de pouvoir se flatter de jouir de tout cela dans la suite qu’il amassait les centimes, se refusant tout dans le présent, à lui et aux autres. Quand il voyait s’élever devant lui un riche se carrant sur d’élégants drojkis attelés de coureurs superbement enharnachés, il restait là, lui, comme fiché en terre, et ensuite, relevant la paupière comme après un long sommeil, il disait : « Eh bien, celui-là était garçon de comptoir, et il avait les cheveux taillés en rond sur la nuque ! » Tout ce qui sentait la grande aisance et la richesse produisait sur lui une impression dont il ne s’expliquait pas à lui-même toute la puissance. Échappé de l’école depuis hier, il était impatient de tout repos, tant il avait hâte et presse de prendre du service et d’avancer sa grande affaire.

Malgré son bel attestat, il eut bien de la peine à se faire admettre au nombre des employés du tribunal de l’endroit. Il n’est pas, dans la ville de Russie la plus obscure, de si minime emploi à obtenir pour lequel il ne faille de la protection. On lui donna une place vraiment misérable, une place de trente à quarante roubles par an ; il n’en résolut pas moins d’être tout feu, tout flamme pour son service, de s’y dévouer, de s’y distinguer, de se faire apercevoir. En effet, il montra une patience, une résignation, une abnégation inouïe. Du matin au soir, sans que son corps ni son esprit parussent y user leurs forces, il tournait, retournait, étudiait les dossiers, faisait des extraits, prenait des notes, puis, plus souvent qu’à son tour, au lieu de rentrer chez lui, il prenait son sommeil dans le greffe même, sur une table ; il lui arrivait même de dîner avec les invalides attachés au service de garde et de balayage du tribunal, et avec tout cela il était d’une propreté minutieuse dans