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réfugia dans une espèce de galetas sans poêle, sans vitres aux fenêtres. Ses anciens élèves, les espiègles, les mutins, les mauvais, ceux qu’il avait réellement persécutés sans la moindre ombre de raison, ayant su dans quelle déplorable punition se trouvait ce malheureux, se cotisèrent spontanément ; quelques-uns, s’imposant même pour lui des privations sensibles, formèrent une somme assez ronde. Pâvel Tchitchikof seul, alléguant son peu de fortune et les énormes dépenses qu’il venait de faire en funérailles, grâce encore à un emprunt bien onéreux pour lui, offrit pour sa part de cotisation une microscopique pièce de cinq sous fruste, qu’on lui jeta à la figure en le traitant de ladre. Le pauvre instituteur, en apprenant cette conduite généreuse de ses anciens élèves, se cacha la figure d’émotion et de honte ; il sanglota et versa des larmes plus abondantes qu’il ne leur en avait fait verser par ses procédés aveugles d’autrefois. « Et c’est presque à l’heure de la mort qu’il plaît à Dieu de m’ouvrir enfin les yeux sur mon injustice envers ces bons jeunes gens que je tyrannisais ! » s’écria-t-il. Puis, ayant appris, on ne sait par quelle voie, la triste conduite de Tchitchikof, il soupira avec amertume et dit : « Lui qui avait l’air si doux, si bon, qui était toujours si serviable ! Oh ! quels changements dans l’homme ! ou plutôt, comme celui-ci s’est joué de ma déplorable faiblesse ! »

Qu’on ne se hâte pourtant pas de croire que le naturel de notre héros ait été dur et incapable de tout généreux mouvement, de tout sentiment de pitié : nullement ; en cette conjoncture, par exemple, il était même tout porté de cœur à secourir son vieux précepteur, mais il lui déplaisait d’être ainsi pris à l’improviste ; il eût mieux aimé donner lui-même et peu, très-peu à la fois ; il n’avait pas en ce moment de menue monnaie, la grosse s’additionnait en somme ronde, c’était sa pelote ; le matin encore il avait formé le ferme propos de n’y point faire brèche. En un mot, l’instruction de son père : « Mets sou sur sou, amasse et garde », avait été semée sur un excellent terrain. On aurait tort de trancher en disant : « Il était épris de son cher argent, il l’aimait, l’adorait pour lui-même. » Eh non,